Le chrétien-démocrate flamand, militant flamingant de longue date, veut sauver le « fédéralisme de coopération ». Une nouvelle réforme de l’Etat serait « fatale ».

Ancien leader des Jeunes CVP (qui deviendra CD&V), voltigeur flamingant à l’époque, bien plus tard redoutable président de la commission des Finances à la Chambre, gardien du budget de l’Etat, harceleur du gouvernement Michel, dont son parti faisait partie, Eric Van Rompuy, 71 ans, 40 ans d’engagement en politique, publie ses Mémoires : Rebel met een missie (« Rebelle avec une mission »), aux éditions Lannoo. Il nous livre cet entretien à cette occasion. Où, comme il sait faire, il expédie messages et mises en garde.
En route vers une nouvelle réforme de l’Etat ? On parle ici confédéralisme, ailleurs il est beaucoup question d’une Belgique à quatre Régions…
Mon engagement de 40 ans en atteste, j’ai toujours eu un sentiment très flamingant, et je suis encore très flamingant, mais j’ai toujours essayé de trouver des solutions dans un cadre belge… J’acceptais les compromis. Je pense par exemple à l’affirmation de la Région bruxelloise dans les années quatre-vingt, dès lors qu’il y avait bien toutes les garanties pour la représentation des Flamands. J’ai toujours essayé de faire avancer la Flandre en négociant des compromis. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Où en est la Flandre ? Nous avons un régime d’autonomie parmi les plus avancés en Europe : l’enseignement, la culture, l’économie, le bien-être, les infrastructures… Quand je suis rentré au Vlaams Parlement en 1985, nous avions un budget de 2,5 milliards, maintenant c’est 50 milliards. Le mouvement flamand a eu du succès, il est sous nos yeux, c’est un fait. Et maintenant, j’entends que l’on commence à vouloir tout changer ! Schéma des quatre Régions, transfert des compétences, etc. C’est une faute. Je suis un fédéraliste de coopération. La crise du covid a montré – et votre journal l’a souligné – que l’Etat fédéral a fonctionné. Elio Di Rupo dit cela, et même Jan Jambon quand il évoque le comité de concertation. Alors ?
Alors on ne tirera peut-être pas de leçon de tout cela…
Ce serait une erreur historique de ne pas le faire. On a démontré que ça peut fonctionner et l’on va tout remettre en cause dans une nouvelle réforme institutionnelle ? L’Etat belge, ou bien on le supprime, ou bien on garde au fédéral au moins la série de compétences nécessaires afin de pouvoir gérer une crise du type pandémie. C’est cela l’alternative.
Vous dites refuser le confédéralisme, et le schéma des quatre Régions, à la mode, n’a pas non plus votre faveur…
Non. Il y a d’emblée un problème : Paul Magnette envisage la disparition des Communautés, ce qui est inacceptable pour les Flamands, on gère une série de matières à Bruxelles, on y investit 1,5 milliard… Ajoutez que les Flamands ont des garanties au Parlement, dans l’exécutif, qui sont le fruit d’une longue lutte, qui fut notamment la mienne.
Imaginer que la Flandre puisse déplacer sa capitale de Bruxelles à Malines ou Anvers, c’est…
C’est ridicule. Je m’opposerai personnellement à ce genre de chose. En plus, j’entends que Paul Magnette est peut-être partant pour régionaliser les soins de santé, leur fonctionnement, tout en maintenant le financement au fédéral… Mais enfin ! La Wallonie et Bruxelles n’ont pas les moyens pour financer le système. Quand on voit la part des contributions sociales opérées dans le pays, 22 % par la Wallonie, pour 29 % de la population ; la Wallonie a une dette de 30 milliards d’euros ; Bruxelles est en faillite, avec une dette de 10 milliards pour un budget de 5 milliards. La Flandre est endettée à hauteur de 50 milliards. Ne parlons pas de la Communauté française. Dans ces conditions, commencer à discuter du financement des Régions et Communautés, c’est ouvrir une boîte de Pandore, c’est la fin du pays. La sécurité sociale doit rester un système de solidarité interpersonnelle dans tout le pays. Avec les formules de réforme de l’Etat qui circulent, le système ne peut pas tenir le coup. C’est incroyable d’entendre Paul Magnette dire cela. Surtout que l’on va au-devant de problèmes socio-économiques importants, avec des assainissements forcément…
Dans tout cela, vous oubliez la marche en avant de la nation flamande…
Je suis en faveur d’une autonomie flamande très poussée, nous y sommes, et si nous faisons un pas de plus, cela mènera à la déstabilisation du pays, tout simplement. Je crois que les francophones commettraient une faute historique s’ils acceptaient de parler de tout, ou à peu près tout, de la fiscalité, du financement de la sécurité sociale… Faire cela, ce serait mettre de facto le confédéralisme sur la table.
On peut résister à la poussée vers la réforme de l’Etat ?
Il le faut. Du reste, dans une grande négociation institutionnelle comme la veut De Wever, mon parti, le CD&V, disparaîtrait.
Quid de la grande différence entre les paysages politiques électoralement parlant, très à droite au nord, très à gauche au sud ?
De Wever dit toujours qu’il y a deux démocraties… Bon, si on estime qu’elles ne sont plus conciliables, alors il faut dire que l’on est séparatiste, soyons clairs. Il ne faut pas céder à cela.
Pour vous, l’Etat fédéral, c’est donc encore « jouable » ?
Oui, mais. La Vivaldi, au milieu, a réussi à gérer la crise sanitaire, c’est important. Mais la suite, on verra… Quand on va commencer à parler du budget, des pensions, de la fiscalité, de la migration…
S’il devait y avoir un accident politique… ?
Ce serait tout à l’avantage des partis extrémistes, au nord, au sud. Si Magnette et Bouchez mettent fin à la Vivaldi à cause de leurs querelles, ce sera le résultat. En fait, le problème de la Vivaldi, c’est qu’ils ont pris le départ sans réel programme, hors corona. Il n’y a rien de concret. Or, il faudra notamment faire face aux déficits budgétaires… La dette publique atteindra 120 % du PIB en 2024, elle est de 60 % en Allemagne… Dans ces conditions, que deviendra la Vivaldi ? Je sais que certains plaident pour l’annulation des dettes à l’échelle européenne, mais ça ne tient pas, il faudra rembourser. Quand on a un déficit de 6 % et une dette de 120 %, il faut des assainissements, forcément. Et j’ai de grands doutes sur la capacité du gouvernement Vivaldi, avec les tensions en interne, à gérer une telle situation.
Flamingant
On peut présumer qu’Eric Van Rompuy, ex-voltigeur communautaire, militant « flamingant », comme il aime toujours à se revendiquer, tire ici soudainement le frein dans les revendications autonomistes flamandes un peu parce que son parti, le CD&V, passerait à la trappe dans l’hypothèse d’une nouvelle grande réforme de l’Etat, laquelle verrait surtout triompher les thèses de la N-VA. Mais on peut espérer aussi que le chrétien-démocrate a cette position aujourd’hui (il se prononce en toute modération en faveur du « fédéralisme de coopération »), parce que, avec le recul et toute son expérience, il « sent » bien les choses : « Un pas de plus », dit-il, « et la Belgique y passe »… Parole d’autonomiste flamand revendiqué. On peut le croire.
Donc, pour sa part, c’est non au confédéralisme façon N-VA. Non aussi au projet d’une Belgique à quatre Régions, manière Paul Magnette. Dans les deux cas, soutient Eric Van Rompuy, le pays se brisera. A commencer, explique notre « flamingant » historique, par le système de sécurité sociale, son modèle de « solidarité interpersonnelle partout dans le pays, qu’il faut absolument préserver »… Vous avez bien lu. On travaille un peu à fronts renversés.
Le fait est que le glissement très à droite du paysage politique au nord inquiète « terriblement » Eric Van Rompuy le « démocrate ». C’est cela qui opère le déclic chez lui. Et voit le militant autonomiste flamand se poser maintenant, avant tout, si on le suit bien, en hyperfarouche opposant à la N-VA et au Vlaams Belang. Implorer son président de parti, Joachim Coens, de « réagir enfin ! ». S’engager en faveur du « fédéralisme de coopération », de la sécurité sociale et la « solidarité interpersonnelle Nord-Sud »… Tout cela par antagonisme avec la droite flamande ultra, « qui n’est pas ma Flandre ». On peut se réjouir, on peut aussi s’interroger : très bien mais trop tard ?
Eric Van Rompuy: «La Flandre est de plus en plus séparatiste, intolérante, extrémiste, individualiste, populiste»
Le bouillant chrétien-démocrate flamand a rédigé ses Mémoires. Dans cet entretien, il sonne l’alerte sur la dérive droitière en Flandre, exhorte son président de parti à « se remuer ! »
Eric Van Rompuy à la rédaction, devant une édition du «Soir» il y a 40 ans, et ses mémoires: «Rebel met een missie» (Rebelle avec une mission), aux éditions Lannoo. – Hatim Kaghat.
ENTRETIEN
Ancien leader des Jeunes CVP (qui deviendra CD&V en 2001), voltigeur flamingant à l’époque, bien plus tard redoutable président de la commission des Finances à la Chambre, gardien du budget de l’Etat à ce poste, harceleur du gouvernement Michel durant la suédoise, Eric Van Rompuy, 71 ans, 40 ans d’engagement en politique, toujours membre du bureau politique de son parti, publie ses Mémoires : Rebel met een missie (« Rebelle avec une mission »), aux éditions Lannoo. Il nous livre cet entretien à cette occasion. Où, comme il sait faire, il expédie messages et mises en garde.
Figure chrétienne-démocrate, vous publiez vos mémoires, et, au fond, vous laissez en héritage un paysage politique flamand accidenté, très éloigné de ce que vous aviez jamais souhaité. Où Vlaams Belang et N-VA dominent.
Mon parti, le CD&V, anciennement le CVP, avait 46 % des voix en 1979 – j’emmenais alors les Jeunes du parti. On est à 15 % maintenant, 10 % selon les sondages… Comment expliquer cela ? La société flamande, comme toutes les sociétés, a changé sociologiquement. Nous sommes passés de la Flandre catholique à une autre où l’élément chrétien n’est plus une référence essentielle pour les gens. Ajoutez l’urbanisation du « plat pays », la multiculturalité, l’immigration. La « famille » elle aussi a évolué fondamentalement. Les grandes associations d’inspiration chrétienne – les « piliers » – comme le Boerenbond dans le milieu agricole, le Mouvement ouvrier chrétien, ont perdu en puissance, en influence. Ajoutez l’usure du pouvoir. Et puis, depuis quelques années, il y a eu l’explosion du populisme, du racisme, des médias sociaux… Tout cela a produit les phénomènes comme Trump aux Etats-Unis, Le Pen en France, des poussées à droite, une radicalisation… La Flandre n’est pas épargnée. La société a changé, notre parti n’a pas su s’adapter. En plus, les personnalités n’ont pas suivi. On avait des Tindemans, Martens, Dehaene, Van den Brande… Aujourd’hui, qui ?
La faute stratégiquement, ce fut la création du cartel avec la N-VA en 2004. Vous relatez l’épisode dans votre ouvrage…
Avec mon frère, Herman, nous étions opposés à l’idée du cartel, basé sur un programme communautaire qui n’était pas le nôtre, conditionné par le séparatisme de la N-VA. Notre programme, nos valeurs, tout cela y est passé. La période Yves Leterme, protagoniste à l’époque, fut dramatique.
Votre parti ne s’en est toujours pas remis, au fond.
En effet. Et je suis inquiet. Avec Joachim Coens à la présidence aujourd’hui… Il est un peu comme Wouter Beke, ce sont des gens intelligents, positifs, mais qui manquent de combativité, de clarté dans leurs positions, ce sont des gestionnaires, un peu philosophes… Joachim Coens est président depuis un an et demi, il y a eu 500 jours sans gouvernement fédéral, puis la crise corona, soit, mais maintenant, c’est l’heure de vérité pour lui, et je constate que nous recueillons 10 % des intentions de vote dans les sondages… Il a un an et demi encore, jusqu’à la fin de son mandat en 2022, pour redresser les choses, il est temps maintenant de convaincre. Là, je ne vois rien venir. Il ne réussit pas à trouver une réponse face aux extrémistes, face à la N-VA, face au Vlaams Belang, ni à donner des perspectives pour la société post-corona, au moment où le digital a pris une grande place dans les relations sociales et de travail, où les gens ont peur de l’avenir, se sont repliés sur eux-mêmes…
Côté francophone, on s’interroge : faut-il avoir peur de la montée en puissance du Vlaams Belang ?
Oui. Le Vlaams Belang n’aura jamais la majorité absolue, mais la question se pose : que fera la N-VA en 2024, ou avant, lors des prochaines élections ? L’économie, la migration, le terrorisme, le climat… Tous ces sujets priment, et les gens se sentent menacés, on évolue dans une société atomisée… L’extrême droite mise là-dessus, elle prospère déjà. Si la N-VA devient le deuxième parti en Flandre, derrière le Belang, que fera Bart De Wever ?…
Oui, que fera-t-il ? Une alliance ?
Il nie vouloir s’allier au Belang. Pour lui, c’est une hypothèse pessimiste. L’une des pires solutions. Mais… Si le jeu électoral… Vous savez, à ce propos, le jeu politique est une chose, mais ce qui m’inquiète beaucoup plus, c’est de savoir dans quelle société nous allons vivre. Moi, j’ai toujours rêvé d’une autre Flandre. Je me suis battu pour l’autonomie flamande, c’est vrai, j’assume, mais maintenant je vois une Flandre qui est devenue de plus en plus séparatiste, intolérante, extrémiste, individualiste, populiste… Ce n’est pas ma Flandre. Qu’est devenu le mouvement flamand ? Je vois une dégradation. Je l’ai écrit dans mon livre, je ne veux pas vivre dans une Flandre de l’intolérance. Voyez l’affaire Jürgen Conings : c’est quand même incroyable de voir le Vlaams Belang qui n’ose pas poser des questions à son sujet à la Chambre ! En fait, ils ont de la sympathie pour lui. C’est un peu leur Robin des Bois contre le système. Theo Francken est dans cette tendance, lui aussi. Tout cela m’inquiète terriblement. Vous savez, le gouvernement flamand – mon parti a accepté cela – va voter une modification du mode d’élection des bourgmestres : le candidat qui obtiendra le plus de voix prendra automatiquement les commandes. Cela signifie qu’il y aura beaucoup de bourgmestres d’extrême droite en Flandre.
Non, le CD&V doit être beaucoup plus combatif, viser l’extrême droite sans détours. En Flandre, on n’ose pas. Viser aussi la N-VA. Même les médias en Flandre n’ont jamais vraiment attaqué frontalement la N-VA. Quand Theo Francken a dit que « Médecins sans frontières » était de mèche avec les passeurs pour migrants… Rien. En plein débat au Parlement, Zuhal Demir, N-VA, avait lancé : « CD&V is een moslimpartij » (« Le CD&V est un parti musulman », NDLR), et on n’a pas répondu à ça…
En attendant, le vote populaire flamand file vers la droite radicale, celle du Belang aux extrêmes.
Bon, j’ai dit ce que je pensais de tout cela, mais il y a quand même encore 75 % des électeurs flamands qui, jusqu’à nouvel ordre, ne votent pas pour le Vlaams Belang, ne l’oublions pas. Cela signifie que l’on peut agir, qu’il est encore temps. J’ajoute que le populisme n’est pas propre à la Flandre.
A ce propos, le concept de « populisme » n’a-t-il pas un effet néfaste, contre-productif, en termes de communication politique ? Il laisse accroire à la longue à une sorte de mépris du peuple. Il faudrait bannir le terme.
Il faut dénoncer avec force ceux qui prétendent avoir des solutions simples, expliquer qu’il est nécessaire de nouer des compromis en démocratie. Mais oui, à la réflexion, sur l’utilisation du concept de « populisme », je partage.