Interview de Philippe Destatte, directeur de l’Institut Jules Destrée, par Han Renard de « Knack », 4 février 2023 (https://www.knack.be/nieuws/belgie/politiek/historicus-philippe-destatte-ik-zou-me-als-waalse-politicus-schamen-om-nog-geld-te-vragen-aan-vlaanderen/)

Knack : Le président de la N-VA, Bart De Wever, ne croit plus à un moyen légal, via une majorité des deux tiers, de réformer le pays en 2024 et il plaide en faveur d’une réforme de l’État dite « extralégale », par laquelle les départements fédéraux seraient provisoirement divisés fonctionnellement. Vous le comprenez ?
Destatte : D’une certaine façon, oui. Il voit évidemment que 2024 se rapproche. Ce sera une année passionnante en Flandre. De Wever sera sous pression si son parti parvient à former une majorité avec le Vlaams Belang. Plus d’un nationaliste flamand se mettra alors à rêver de bloquer les institutions au départ de la Flandre. De Wever essaie maintenant de se distinguer avec un scénario alternatif. Mais ce n’est pas si facile. En plus de la force du Vlaams Belang, il y a le refus catégorique des politiciens wallons d’entamer des discussions sur la réforme de l’État. Avec l’Institut Destrée, nous avons présenté, l’été dernier, une vision d’avenir détaillée pour une Belgique fédérale ou confédérale forte et simplifiée. C’était notre contribution au débat institutionnel. Il est inexact de prétendre que la Wallonie n’a rien à gagner d’une nouvelle réforme de l’État. La réforme de l’État n’est pas achevée, il y a encore beaucoup de points en suspens. Il faut donc continuer à peaufiner les institutions.
Knack : Cela peut-il signifier aussi la refédéralisation ?
Destatte : Je n’y crois pas. Les partis francophones, comme le MR, plaident en faveur d’un transfert de toute une série de compétences vers le niveau fédéral – vous entendez cela aussi chez les libéraux flamands et le Premier ministre De Croo – mais cela ne fonctionnera plus. Si vous proposez par exemple à la ministre wallonne de la Santé Christie Morreale (PS) de rendre à Bruxelles les compétences en matière de soins de santé, elle vous répondra : « Pas question, nous avons bien utilisé ces compétences en Wallonie ». Les politiciens wallons ont parfaitement conscience qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent de leurs propres compétences. Par exemple, les Flamands ont décidé de ne pas indexer les allocations familiales au nom de la discipline budgétaire. Les Wallons, eux, le feront et alloueront quelques centaines de millions d’euros à cette fin, alors que la Wallonie est en grande difficulté financière. Mais c’est un choix politique et c’est cela le fédéralisme.
Knack : Que pensez-vous de la voie extralégale proposée par De Wever ? Pour cela, il faut tout de même aussi une majorité fédérale et donc un soutien francophone…
Destatte : Au cours de notre histoire, on a très souvent, et d’une manière beaucoup plus flagrante, pris des libertés avec la Constitution À mes étudiants en droit, je donne toujours l’exemple de l’ accord ou, selon les opposants, du coup d’État de Loppem Difficile de faire mieux !
Knack : C’est le grand exemple de De Wever. Selon lui, nous avons besoin d’un nouveau coup, d’un nouveau moment Loppem.
Destatte : C’est incroyable ce qui s’est passé dans ce château de Flandre occidentale en 1918. Le roi Albert Ier, en partie par crainte d’un soulèvement social, se met alors d’accord avec un certain nombre d’hommes politiques de premier plan pour approuver l’introduction d’un droit de vote universel unique. Le grand Emile Vandervelde, président du Parti Ouvrier Belge, écrit dans ses mémoires qu’il n’a appris que quelques semaines plus tard ce qui avait été décidé là, alors qu’il se battait depuis 30 ans pour ce suffrage universel. Incroyable ! La Constitution n’a été adaptée qu’en 1921.
On pourrait alors penser qu’un accord politique sur la scission fonctionnelle des départements fédéraux, comme cela s’est produit antérieurement avec la reconversion économique, l’éducation ou les licences d’armes, serait ainsi possible en 2024, sans adaptation préalable de la Constitution. Surtout si la situation du pays s’avérait exceptionnellement risquée, et que la Belgique risquait de s’enliser à cause d’un score élevé du Vlaams Belang en Flandre et du PTB en Wallonie. Il n’est pas inconcevable que le PS ne voie pas d’autre option en 2024 que de former une coalition avec Ecolo et le PTB à Namur. Ensuite, le paysage politique est tellement différent en Flandre et en Wallonie qu’il n’y a pas vraiment de sens à coopérer. Encore que je comprenne aussi les réticences des autres partis politiques, qui pensent que Bart De Wever ferait mieux de s’occuper du port d’Anvers.
Knack : Il n’y a pas que Bart De Wever qui semble être à bout, d’autres politiciens flamands en ont également assez. Le président du CD&V, Sammy Mahdi, a par exemple récemment qualifié les francophones, qui selon lui refusent de réformer le pays, de fossoyeurs de la Belgique.
Destatte : Je fais toujours une distinction entre les francophones et les Wallons, bien que pour de nombreux Flamands, cela semble être la même chose. Généralement, les francophones, et le front francophone qui se forme généralement à l’approche des élections, rejettent toute discussion avec les Flamands. Ils mettent sur la table des exigences comme l’élargissement de Bruxelles. Ce qui n’a aucun sens et va à l’encontre de tous les accords belges signés depuis 1954. Mais aujourd’hui encore, ce vieux rêve francophone refait souvent surface. Il y a quelques semaines, j’ai donné une conférence à Verviers. « Nous devons continuer à nous préoccuper du sort des francophones de la périphérie bruxelloise », ont déclaré des personnes dans le public. « Regardez l’état dans lequel se trouve Verviers et le niveau de privation sociale », ai-je répondu. Qu’est-ce que cela peut vous faire, ces francophones dans le Rand? Comme si le fait de devoir parler un peu de néerlandais au guichet communal était une atteinte à leurs droits fondamentaux ! Les demandes institutionnelles des Wallons devraient être d’une tout autre nature. Et pour commencer, bien sûr, les francophones doivent mettre en ordre leurs propres institutions.
Knack : Rebaptiser la Communauté française « Fédération Wallonie-Bruxelles », un nom qui ne figure pas dans la Constitution, était aussi un peu extralégal, n’est-ce pas ?
Destatte : Certainement, et j’ai toujours considéré que cette appellation était une atteinte à la loyauté fédérale. Il n’y a aucune raison pour que les Wallons aient une meilleure relation avec les francophones de Bruxelles qu’avec les Flamands. Au contraire, la Wallonie devrait rechercher la réconciliation et une coopération économique, scientifique et culturelle intense avec la Flandre. Au lieu d’être politiquement agressive en permanence, par exemple en renommant une telle fédération, la Wallonie devrait accepter la main tendue de la Flandre pour réformer la Belgique.
Knack : Les réformes préconisées par les Flamands, avec une plus grande marge de manœuvre socio-économique pour les régions, risquent d’appauvrir les Wallons. En 2019, M. De Wever a déclaré qu’il y avait encore de la place pour un transfert classique de pouvoirs en échange d’argent. Aujourd’hui, l’argent est épuisé.
Destatte : Je plaiderais pour un peu plus de dignité wallonne. Si j’étais un politicien wallon, je serais gêné de demander de l’argent à la Flandre aujourd’hui. Surtout après les immenses flux d’argent qui passent de la Flandre à la Wallonie depuis des années. Le fait que la solidarité interpersonnelle demeure dans la sécurité sociale – ce que Bart De Wever veut également préserver, je pense – est une bonne chose. Mais les transferts financiers entre des entités fédérales comme la Flandre et la Wallonie, cela cela ne peut vraiment plus se faire. Et si les francophones commencent à négocier avec les Flamands en 2024 dans l’espoir d’obtenir de l’argent frais pour leur Communauté française virtuellement en faillite, je dis « non ». Faisons sauter cette Communauté française, de manière extralégale si nécessaire, et transférons ses compétences aux régions de Bruxelles et de Wallonie.
Knack : Qu’est-ce que cela résoudrait ?
Destatte : Ensuite, les régions financeront ces pouvoirs. La région wallonne a suffisamment d’argent pour prendre en charge des compétences comme l’éducation et la culture. Il y a des dépenses inutiles en Wallonie, par exemple les subventions aux entreprises. Les entreprises elles-mêmes affirment que la Wallonie peut supprimer progressivement ce soutien. Si vous y parvenez, vous pourrez stabiliser le budget wallon. Il en va de même pour les emplois subventionnés. La Flandre a cessé de le faire. Pourquoi la Wallonie continue-t-elle à y consacrer 1,5 à 2 milliards par an ? Il s’agit plutôt d’une dépense de luxe. Si l’argent est rare, il vaut mieux arrêter de le faire. Et puis il y a l’indexation wallonne des allocations familiales. Ne pouvez-vous pas aider les personnes qui ont vraiment des difficultés de manière plus ciblée ? Je vous appelle depuis un endroit situé à 10 kilomètres de la frontière française. Une fois la frontière franchie, il n’y a pas d’allocations familiales pour le premier enfant. La région wallonne pourrait très bien décider de supprimer les allocations familiales pour le premier enfant également. De sorte que davantage de ressources soient dégagées pour les crèches, l’éducation ou les soins, par exemple.
Knack : Les différences entre la Flandre et la Wallonie en termes de croissance économique et de taux d’emploi ne se sont pas atténuées ces dernières années, mais ont plutôt augmenté à nouveau.
Destatte : C’est vrai, et les vieilles excuses utilisées par les Wallons pour expliquer ces différences ne sont plus crédibles. Il y a quelques décennies, en raison du déclin industriel de la Wallonie, des raisons objectives expliquaient la différence de performance économique. Mais ces raisons ont disparu aujourd’hui.
Je suis partisan de la plus grande transparence possible en ce qui concerne les flux financiers en Belgique. A partir de 2024 et suite à la nouvelle loi de financement de 2014, certains transferts financiers de la Flandre vers la Wallonie vont progressivement diminuer. Cela n’aura pas d’effet choc pour le budget wallon – les montants sont gérables – mais les Wallons devront quand même compenser, notamment en remettant beaucoup plus de personnes au travail. Il est impératif aujourd’hui que les Wallons eux-mêmes paient pour les choix politiques qu’ils font.
Knack : De plus en plus de politiciens et de faiseurs d’opinion flamands déplorent que la Belgique est désespérément coincée parce que le PS, le parti francophone le plus fort, semble bloquer toute véritable réforme, que ce soit sur les pensions, le marché du travail ou les institutions.
Destatte : La Flandre se concentre très fortement sur le PS, mais pour l’instant, il n’est pas certain de savoir qui sera le plus grand parti en Wallonie en 2024. Le temps où le CVP et le PS pouvaient se partager le pouvoir entre eux est révolu. Et ce que le MR veut faire de la Belgique n’est pas clair. Les ministres MR comme Willy Borsus et Adrien Dolimont font un travail sérieux au sein du gouvernement wallon. En revanche, le président du MR, Georges-Louis Bouchez, prône un retour au bilinguisme généralisé, en français à la VRT. On dirait la réincarnation d’Omer Vanaudenhove. Il a également été à contre-courant de l’histoire lors des négociations sur la réforme de l’État. Mais le véritable problème de la Wallonie n’est pas le sort de certains partis politiques, mais le fait que la Wallonie n’arrive tout simplement pas à trouver un nouvel élan, et ce malgré les efforts du gouvernement wallon et de son ministre-président Elio Di Rupo (PS). Il fait l’objet de nombreuses critiques, et pourtant il fait de son mieux et essaie de mettre quelque chose en marche. Mais c’est archi-compliqué.