L’idée de Philippe Van Parijs, militant pour la justice linguistique, fait son chemin
Interview accordée à Christophe Degreeef, sur le site de Doorbraak, 25 mars 2023

Le philosophe bruxellois Philippe Van Parijs livre depuis deux décennies des idées pour réformer la Belgique fédérale en une fédération à part entière, avec une circonscription fédérale. Il a cofondé le groupe Pavia et, plus récemment, Rethinking Belgium (ReBel).
Alors que la nécessité de réformer la Belgique est de plus en plus reconnue partout, M. Van Parijs met en garde contre les défauts du confédéralisme. « Une confédération est inefficace. Les pères fondateurs américains le savaient déjà »
Van Parijs est un polyglotte affable, enfant de parents bilingues qui se parlaient en français. Grâce à son grand-père maternel à la fibre flamande, il n’a pas oublié sa langue maternelle. Grâce à ce grand-père, il s’est passionné toute sa vie pour la justice linguistique. Il a toujours défendu les revendications linguistiques des Flamands.
C’est pourquoi, dans le bureau de M. Van Parijs, vous trouverez une grande affiche électorale de la diaspora congolaise à Bruxelles, sur laquelle on peut lire : « Votez flamand », avec, en dessous, les candidats congolais sur les listes flamandes à Bruxelles Avec le lion flamand et le drapeau congolais côte à côte.
Avec des associations comme le groupe Pavia – du nom de la rue bruxelloise où il habite – et Rethinking Belgium, M. Van Parijs milite depuis longtemps en faveur d’une Belgique fonctionnelle et respectueuse. Il est aidé en cela par des idées progressistes et cosmopolites.
L’idée d’une circonscription fédérale a longtemps été considérée comme absurde. Aujourd’hui, M. Van Parijs constate que son idée suscite de plus en plus d’intérêt. Partout en Belgique, les gens se rendent compte que les institutions resteront bloquées tant qu’il n’y aura pas de majorité spéciale au Parlement pour les réformer. Et comment obtenir une telle majorité ? En faisant valoir son point de vue au-delà de la frontière linguistique.
Est-ce que 15 députés fédéraux élus, comme vous le suggérez, suffiront pour cela ?
Il y aura bien plus que 15 candidats. En d’autres termes, les partis politiques devront réfléchir soigneusement aux personnes qu’ils inscrivent sur les listes fédérales et à celles qui peuvent potentiellement convaincre l’ensemble du territoire. Il s’agira donc d’une logique de campagne à grande échelle.
Au sein de cette circonscription fédérale, comment voulez-vous que la prépondérance démographique des Flamands se manifeste ? Il y a quinze jours, lors d’un débat, Theo Francken (N-VA) et le président du MR, Georges-Louis Bouchez, ont tous deux accepté une circonscription fédérale, à condition qu’elle ne soit pas assortie de mécanismes de protection spéciaux pour les francophones. En effet, dans le cas contraire, il s’agirait d’une grande version de Bruxelles-Hal-Vilvorde.
Vous soulevez là un point délicat, y compris au sein du groupe de Pavie (rires). J’ai moi-même changé d’avis. Avant, j’étais favorable aux quotas. Je trouve à présent que cela n’est plus très important. Laissons les gens voter de manière naturelle pour les candidats fédéraux de leur choix. Les francophones voteront sans doute en plus grand nombre pour des néerlandophones que l’inverse, car les néerlandophones parlent en effet mieux le français que les francophones ne parlent le néerlandais. De cette manière, la circonscription électorale fédérale sera une correction démocratique de la surreprésentation du nombre de sièges parlementaires francophones en Belgique. Cette surreprésentation existe parce davantage de pauvres vivent en Wallonie et que les pauvres vont moins voter. Et les votes blancs ou les abstentions profitent au plus grand parti et se traduisent donc par des sièges.
La répartition des sièges en Belgique se fait aussi selon le nombre d’habitants et non selon le nombre de ceux qui sont habilités à voter. Le fait qu’un tiers de la population n’a pas le droit de vote à Bruxelles permet aux voix bruxelloises de disposer de plus de sièges. C’est ainsi que, lors des élections de 2019, Ecolo a obtenu plus de sièges que Groen, avec un nombre de voix comparable.
Etes-vous reconnaissant envers le président du MR, Georges-Louis Bouchez ? Finalement, il adopte maintenant la logique de la circonscription électorale fédérale lors de ses campagnes en Flandre.
Reconnaissant ? Je ne suis pas un nationaliste belge comme lui. Pour moi, l’idée d’un sentiment belge n’est pas importante en soi. Le dialogue pour pouvoir encore gérer ensemble, voilà ce qui est important pour moi. (…)
Comment s’articule la circonscription électorale fédérale au sein d’une Belgique confédérale ? Les esprits sont peut-être mûrs dans les deux communautés linguistiques, mais pour un grand nombre d’électeurs flamands, la réponse au blocage est encore grosso modo : le centre de gravité du pouvoir doit se situer dans les entités fédérées
Je ne crois pas au confédéralisme. Un confédéralisme à combien ? Cela semble être un cliché, mais poursuivre la réflexion sur Bruxelles comme si elle se composait encore de deux communautés linguistiques, voilà qui est vraiment dépassé. C’est d’ailleurs ce que je dis aussi aux Bruxellois francophones. Les Bruxellois ne sont plus des quasi-Flamands ou des quasi-Wallons. Le confédéralisme devra donc être à trois, au moins. Non pas que les Flamands n’en soient pas convaincus. Le problème fondamental avec une confédération est qu’elle reviendra à une « vetocratie » : la gestion ne sera possible que si toutes les entités fédérées se mettent d’accord. A deux, c’est déjà difficile. Imaginez une confédération à trois ou quatre. Un seul veto suffit pour tout bloquer. Et que fait-on alors ? (…)
C’est pourquoi il n’existe plus aujourd’hui de réelles confédérations. La Suisse est qualifiée de confédération où les cantons ont une grande part d’autonomie, y compris fiscale. Mais il y a des partis fédéraux dans tous les cantons. Pour régler la fiscalité différente ou pour rationaliser l’enseignement supérieur – tous les cantons n’ont pas une université ou une haute école -, il faut bien se concerter régulièrement au niveau fédéral.
Je suis partisan d’une Belgique à quatre entités fédérées, mais cela restera plutôt un pays fédéral que confédéral. Je connais bien Philippe Destatte de l’Institut Jules Destrée. Il croit en une Belgique à quatre. Mais lorsque je regarde la structure de sa confédération, je crains que James Madison n’ait à nouveau raison. Nous devons évoluer vers un fédéralisme plus simple, purement territorial. On a déjà compris cela en Flandre, en fusionnant région et communauté, ce qui mène à une entité fédérée plus efficace. Il faut que cela se fasse ailleurs en Belgique.
Comment tenez-vous compte, avec votre fédéralisme, de deux récentes exigences flamandes économiques : transparence quant à la solidarité et autonomie fiscale ? (…)
Je suis partisan de la resposabilisation financière. C’est ce que j’appelle le « modèle cappucino » : il reste un socle fiscal fédéral pour les besoins de base qui sont les mêmes dans toute la Belgique ; une base sécurité sociale, sécurité et politique étrangère. C’est le café. Mais les entités fédérées ont beaucoup de latitude pour ajouter à ce café beaucoup ou peu de lait, de crème, de cannelle ou de cacao, selon leurs goût, et cela payé avec leurs propres moyens. Cela fait le cappucino. Une entité fédérée qui ne s’attaque pas à sa mauvaise gestion financière et qui ne prend pas l’économie au sérieux, ne pourra pas offrir beaucoup à ses citoyens. (…)
Comment, selon vous, les choses vont-elles se passer avec Bruxelles ?
Bruxelles attire toujours beaucoup de gens. Dans bien des domaines, comme la qualité de vie, de grandes parties de la ville ont progressé. (…) Les rapports entre néerlandophones et francophones se sont aussi beaucoup améliorés. Mais les défis restent énormes. Au début du 21e siècle, il n’y avait pas 1 million d’habitants dans la capitale. Il y en a maintenant 1,2 million. Au cours de ces deux décennies, plus de 1,5 million de gens se sont établis à Bruxelles, venant surtout de l’étranger. A côté de cela, 1,4 million de gens ont quitté Bruxelles, la plupart pour aller vivre ailleurs en Belgique. (…) Comment pouvez-vous construire là-dessus une sécurité sociale ou une société ? J’admire l’enseignement et les crèches ici. Elles fournissent un travail épique. Mais les finances bruxelloises ne sont pas bonnes, je le sais. Et ce sera le problème de la prochaine décennie. Il n’y a plus d’argent, surtout par rapport aux efforts à faire pour socialiser les gens.