Jules Gheude
La version néerlandaise a été publiée sur le site de Doorbraak : https://doorbraak.be/open-brief-aan-mark-eyskens/

Monsieur le ministre d’Etat,
Je découvre votre nom parmi les cosignataires d’un texte publié récemment par B Plus et qui se veut un appel lancé à la classe politique flamande dans la crainte qu’un projet séparatiste ou confédéraliste paralyse le processus de formation du prochain gouvernement, sans projet alternatif clair.
Ces quelques extraits :
« Les querelles communautaires constantes ne mènent nulle part. (…) Indépendamment du fait que ce pays siamois est presque impossible à diviser, les divergences ont beaucoup plus à voir avec des différences de vision classiques en matière de politique socio-économique qu’avec un fossé culturel insurmontable. Il y a sans aucun doute beaucoup plus de consensus sur certains fondements de notre État-providence fédéral que ce que les fossoyeurs de la Belgique veulent nous faire croire. (…) Plus de cinquante ans après la première réforme de l’État, le temps du jeu est révolu. »
Ce jeu, Monsieur le ministre d’Etat, votre parti l’a particulièrement apprécié. Et, durant des décennies, il fut tellement influent qu’on l’a qualifié d’Etat-CVP. On le trouve à l’origine de tous les actes législatifs qui ont contribué à saper l’unité de ce pays, de la fixation de la frontière linguistique en 1962 à la scission de l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde en 2012, en passant par le « Walen buiten » du CVP Jan Verroken en 1968 (qui provoqua la chute du gouvernement Vanden Boeynants et entraîna la scission du parti catholique en deux ailes linguistiques) et l’adoption de l’autonomie culturelle dès le début des années 70.
C’est un Premier ministre CVP, Leo Tindemans, qui, très perfidement, saborda en 1978 le pacte communautaire d’Egmont-Stuyvenberg, qui avait le mérite de concilier les extrêmes, la Volksunie et le FDF.
Mise en place le 17 décembre 1981, l’équipe Martens-Gol se vit confrontée à l’épineux problème de Cockerill-Sambre. Vous étiez alors ministre des Affaires économiques. Et le 16 décembre 1982, que pouvait-on lire à la Une du journal « Le Soir » : « Le CVP dit stop à la solidarité nationale pour Cockerill-Sambre ! ».
C’est encore un Premier ministre CVP, Jean-Luc Dehaene, qui, grâce au matériel informatique performant dont il disposait (ses fameux Toshiba-boys) roula les francophones dans la farine en 1989 en ficelant une loi de financement qui, à terme, devait asphyxier la Communauté française, notamment son enseignement.
Les années 80 (gouvernements Martens-Gol) furent aussi troublées par la question fouronnaise, avec l’acharnement particulier de Luc Van den Brande, chef du groupe CVP à la Chambre, contre la nomination de José Happart (appelé Meneer H…) en tant que bourgmestre de Fourons.
Le fédéralisme était à peine inscrit dans la Constitution (1993), que le même Luc Van den Brande, devenu ministre-président flamand, lançait l’idée confédéraliste, précisant : « Mes collègues de l’Exécutif flamand, socialistes compris, se rallient à mes déclarations sur le confédéralisme. »
Et c’est toujours un Premier ministre démocrate-chrétien, Yves Leterme, qui mit à la N-VA le pied à l’étrier en constituant avec elle un cartel politique.
Ce même Yves Leterme qui, invité par un journaliste francophone à entonner la Brabançonne lors d’un 21 juillet, ne put qu’émettre les premiers vers de la Marseillaise… Sans parler de l’interview retentissante qu’il confia au journal français « Libération, le 17 août 2006 » : « Apparemment les francophones ne sont pas en état intellectuel d’apprendre le néerlandais. (…) Oui, les différences s’amoncellent, le fossé se creuse. Que reste-t-il en commun ? Le Roi, l’équipe de foot, certaines bières… (…) La Belgique n’est pas une valeur ajoutée en soi. (…) La Belgique est née d’un accident de l’Histoire. (…) Je veux être clair : mon parti ne participera pas à un nouveau gouvernement (…) s’il n’y a pas de nouveaux transferts de compétences vers les Régions. La nécessité d’avoir un gouvernement fédéral passe au second plan par rapport aux intérêts de la Flandre. »
En voulez-vous encore, Monsieur le ministre d’Etat ?
N’est-ce pas Wouter Beke, alors président du CD&V, qui, le 22 septembre 2007, précisa au journal québécois « Le Devoir » : « Nous voulons une véritable confédération où chacun pourra agir comme il l’entend. (…) Si les francophones n’acceptent pas de lâcher du lest, nous n’aurons pas d’autre choix que l’indépendance. »
N’est-ce pas l’ancien ministre de la Justice CD&V Stefaan De Clercq qui déclara : « La relation entre le nationalisme et la démocratie-chrétienne est profondément ancrée dans l’ADN flamand. »
Quant à l’ancien président du CD&V, Joachim Coens, il a clairement fait savoir qu’il ne pouvait être question de « remettre le dentifrice dans le tube », notamment en ce qui concerne les soins de santé.
En 2016, le député fédéral Hendrik Bogaert s’exprimait, lui aussi, dans le même sens : « J’espère qu’on optera pour un gros paquet de nouvelles compétences à transférer. »
Voilà, Monsieur le ministre d’Etat, qui nous mène bien loin de la vision que vous partagez aujourd’hui avec les membres de B Plus.
« De Standaard », l’organe de presse proche du CD&V, a longtemps accompagné son titre du sigle AVV/VVK (Alles voor Vlaanderen en Vlaanderen voor Christus). L’un de ses plus brillants éditorialistes, Manu Ruys, publia en 1973 un ouvrage intitulé « Les Flamands – Un peuple en mouvement, une nation en devenir ».
Aujourd’hui, cette Nation est bel et bien là et votre parti est incontestablement celui qui aura le plus œuvré à la mettre en place.
C’est ce phénomène qui constitue la grande menace pour la survie de la Belgique. Car une nation a tout naturellement vocation à devenir un Etat souverain.
En mars 2012, ne vit-on pas d’ailleurs le ministre-président flamand CD&V Kris Peeters s’affirmer comme un véritable chef d’Etat en quittant la mission économique pilotée par le prince Philippe au Vietnam pour aller rencontrer San Suu Kyi au Myanmar ? Kris Peeters, qui, en août 2009, avait aussi déclaré : « Le gouvernement flamand est le seul légitime pour la Flandre. »
Monsieur le ministre d’Etat,
Il y a de fortes chances pour que le blocage que B Plus redoute, se produise au lendemain des élections du 9 juin 2024.
Selon les sondages, le Vlaams Belang et la N-VA pourraient alors détenir ensemble la majorité absolue au sein du Parlement flamand. Face à l’impossibilité de former un nouveau gouvernement fédéral, une déclaration unilatérale d’indépendance pourrait, en toute légitimité, être proclamée et rien ni personne ne pourrait s’y opposer. On peut même gager, au vu de tout ce qui vient d’être rappelé, que le CD&V conforterait le vote.
Si « le temps du jeu est révolu », celui de l’hypocrisie doit l’être aussi !