Jules Gheude

Je sais gré à Monsieur Frédéric Amez, vice-président de B Plus, d’avoir répondu à ma tribune du 4 septembre : (https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/crise-en-belgique-non-la-wallonie-ne-deviendra-jamais-francaise). C’est, en effet, la confrontation des idées, dans le respect mutuel, qui permet de faire progresser tout débat démocratique.
Le sujet qui nous occupe est grave, puisqu’il y va de la survie d’un pays et de l’avenir de sa population.
On ne peut comprendre vraiment les choses sans procéder à un rappel historique.
Avant 1830, les régions qui constituent la Belgique actuelle ont été ballotées entre plusieurs régimes : bourguignon, espagnol, autrichien, français et hollandais.
Le Royaume de Belgique est né artificiellement de la volonté des grandes puissances européennes de l’époque, notamment l’Angleterre, de se prémunir contre la France. Quinze ans après Waterloo, le spectre de Napoléon rôdait toujours…
Talleyrand s’était montré sceptique quant aux chances de viabilité de ce Royaume de Belgique, issu d’un trait de plume diplomatique, sans que les populations concernées aient eu voix au chapitre. Lors d’un entretien avec la princesse de Lieven, il confia : « Les Belges, ils ne dureront pas. Tenez, ce n’est pas une nation. Deux cents protocoles n’en feront jamais une nation ; cette Belgique ne sera jamais un pays ; cela ne peut tenir. »
Le Congrès National Belge fut élu par 2% à peine de la population, ceux qui pouvaient payer le cens. Quant au choix du monarque, il fut proprement imposé par Londres.
Dès le départ, le vers était dans le fruit.
Quelle chance la langue et la culture flamandes pouvaient-elles avoir de s’émanciper avec une haute bourgeoisie qui, du Nord au Sud, tenait les rênes et ne s’exprimait qu’en français.
Comment ce nouvel Etat pouvait-il évoluer sereinement quand on lit ces propos de Charles Rogier, membre du Congrès National : « Il est évident que la seule langue des Belges doit être le français. Pour arriver à ce résultat, il est nécessaire que toutes les fonctions civiles et militaires soient confiées à des Wallons et Luxembourgeois. De cette manière, les Flamands, privés temporairement des avantages liés à ces emplois, seront contraints d’apprendre le français et l’on détruira peu à peu l’élément germanique en Belgique. »
Un génocide linguistique, donc !
C’est précisément pour le contrecarrer qu’un Mouvement flamand se constitua rapidement. La grande majorité des francophones ignore aujourd’hui à quel point ce Mouvement a dû lutter pour arracher les premières lois linguistiques (années 1870) et faire en sorte que la Flandre puisse se faire entendre sur l’échiquier politique.
Tout cela a laissé des traces durables et contribué à engendrer en Flandre un sentiment d’appartenance collective qui s’apparente clairement au concept de nation.
Avec la fixation de la frontière linguistique, en 1962, la Belgique cessa d’être un Etat unitaire.
L’expulsion des Wallons de l’Université de Leuven (Louvain) en 1968 motiva mon engagement en politique, au sein du Rassemblement Wallon, qui plaidait pour l’instauration de ce fédéralisme « efficace et solidaire » que revendique aujourd’hui le mouvement B Plus de Monsieur Amez.
Mais il ne me fallut pas longtemps pour comprendre les véritables intentions du Mouvement flamand : le largage, à terme, des amarres d’avec la Belgique, la constitution d’un Etat flamand souverain, basé sur la trilogie « un peuple, un territoire, une langue ».
Le fédéralisme n’était pas encore officiellement inscrit dans la Constitution belge (1993) que Luc Van den Brande, le ministre-président de l’Exécutif flamand, démocrate-chrétien, lançait l’idée du confédéralisme, qui sera avalisée par le Parlement flamand en 1999 : deux Etats, Flandre et Wallonie, disposant de l’essentiel des compétences et cogérant Bruxelles pour les matières liées directement aux personnes (chaque habitant de Bruxelles choisit entre le paquet flamand et le paquet wallon pour l’impôt des personnes, la sécurité sociale…).
C’est ce projet confédéraliste que souhaite introduire aujourd’hui Bart De Wever, le patron des nationalistes flamands de la N-VA. Selon lui, c’est la seule façon de concevoir l’évolution d’une Belgique composée de deux groupes linguistiques de plus en plus cohérents et dissemblables, « deux démocraties ».
Mais pas question, pour les responsables francophones, de mettre le doigt dans un tel engrenage qu’ils considèrent comme l’antichambre du séparatisme.
Ce que Monsieur Amez ne veut pas comprendre, c’est qu’un système fédéral ne peut plus fonctionner dès l’instant où l’une des composantes, en l’occurrence la Flandre, ne se comporte plus en entité fédérée, mais bien en Nation, et n’entend plus se montrer financièrement solidaire d’une Wallonie incapable de se redresser économiquement.
Monsieur Amez évoque les inondations catastrophiques de 2021 en Wallonie et l’aide que de nombreux Flamands ont spontanément apportée. Mais dans un Etat fédéral qui se respecte, le niveau central aurait soutenu financièrement la Région sinistrée. La Wallonie n’a, hélas ! obtenu qu’un prêt…
Monsieur Amez se plaît aussi à souligner que seule une infime minorité de Flamands (15%) souhaitent l’indépendance.
Mais ils sont 44,5% à voter pour le Vlaams Belang et la N-VA, qui prônent ouvertement l’émergence d’une République flamande.
Les électeurs sont, dit-on, censés voter en connaissance de cause. Si, au lendemain des élections du 9 juin 2024, ces deux formations disposent ensemble d’une majorité absolue au Parlement flamand, il est clair que leurs représentants auront à cœur d’appliquer ce pour quoi ils ont été légitimement élus. C’est cela la démocratie !
« La Wallonie ne sera jamais française ! », proclame Monsieur Amez.
En politique, il ne fait jamais dire jamais. Qui aurait pu imaginer l’effondrement de l’Union soviétique, la scission de la Tchécoslovaquie, la réunification de l’Allemagne, la disparition de la Fédération yougoslave, le Brexit… ?
Feu Xavier Mabille, qui fut président du très sérieux Centre de Recherche et d’Information socio-politiques (CRISP), était connu pour la sagesse et la lucidité de ses jugements. En 2007, il écrivait : « Au cas où s’accomplirait l’hypothèse la scission de l’Etat (hypothèse dont je dis depuis longtemps qu’il ne faut en aucun cas l’exclure), il m’apparaît clairement que le problème ne pourrait qu’acquérir alors une dimension européenne et internationale qui lui fait défaut jusqu’à cette date. (…) La Flandre – ou du moins une majorité parmi les personnes et les institutions qui en assurent l’expression politique – pourrait décider de son autodétermination. Elle ne déciderait pas pour autant du destin de la Wallonie ni de celui de Bruxelles. »
C’est ce destin de la Wallonie qui me préoccupe au premier chef. S’ils se retrouvent seuls, à leur corps défendant, les Wallons auront vite fait d’entendre la voix de la raison (celle du général de Gaulle…) qui les mènera vers l’Hexagone.