Une réforme de l’État, c’est souvent « de l’argent contre des compétences ».  Mais maintenant, l’argent a disparu.  Que faire ?

Le moteur des réformes de l’État belge réside souvent dans le fait que les comptes de l’une ou l’autre entité fédérée (francophone) sont fortement dans le rouge. On négocie alors « de l’argent contre des compétences » ou on imagine un autre tour de magie pour refinancer. Certains budgets virent aujourd’hui au rouge foncé, mais y a-t-il encore de l’argent pour un refinancement ?

Lorsque le démocrate-chrétien Pierre Harmel devient Premier ministre le 26 juillet 1965, la situation budgétaire est mauvaise. « Nous sommes devant un train fou qui fonce dans le brouillard », explique le Premier ministre. Mais Harmel ne réussira pas à assainir. Son gouvernement tombera le 11 février 1966.

Trente ans plus tard, dans le livre d’entretiens Temps forts » (1993), Harmel revient sur les comptes belges. Ce n’est pas si grave, dit-il, si la dette ne dépasse pas les recettes d’un exercice budgétaire et si le budget annuel est en équilibre. Ce sont deux critères importants.

Le train fou poursuit sa route

Nous sommes encore trente ans plus tard et la Cour des Comptes vient de rendre son avis sur les budgets belges au 31 décembre 2022. Le train fou poursuit sa route. Les chiffres budgétaires de certains entités fédérées deviennent rouge sang.

La Région wallonne et la Région de Bruxelles-Capitale notamment sont en mauvaise posture. Leur taux d’endettement (recettes courantes versus dette consolidée) est supérieur à 200%. Pour rappel, un taux d’endettement de 100 % signifie qu’une année de revenus peut effacer la dette. A titre de comparaison, le taux d’endettement de la Flandre s’élève à 63,6 %.

Le momentum

Est-ce le bon moment pour une réforme de l’Etat ?

Les francophones ne peuvent pas se permettre d’être « demandeurs de rien ». Les réformes de l’État se déroulent souvent selon la logique « de l’argent contre des compétences ». Les quatrième et cinquième réformes de l’État (1993 et ​​2001) assurent un refinancement de la Communauté française et la sixième réforme de l’État (2011-’14) refinance la Région de Bruxelles-Capitale. 2024 est-il le momentum ? Personne ne sait ce qui se passera après 2024. Ce que nous savons en revanche c’est que négocier de « l’argent » contre  des  «compétences » présuppose qu’il y ait toujours de « l’argent ». C’est précisément là qu’est le problème. Les techniques classiques des réformes de l’Etat et du refinancement appartiennent au passé. Elles sombrent dans les puits budgétaires. La boîte à trucs de Jean-Luc Dehaene Dehaene témoigne dans ses « Mémoires » que le point le plus difficile de la réforme de l’État de 1993 fut le refinancement de la Communauté française. En fin de compte, il s’agit d’un compromis de plombier : la Communauté française ne recevra pas plus de moyens, mais les moyens seront transférés plus rapidement. « Certes, il fut possible de transférer les compétences de la Communauté à la Région wallonne, qui disposait de vastes moyens », précise Dehaene dans « Il y a encore une vie après le 16 ». Le nouvel article 138 de la Constitution permet à la Communauté française de « se dépouiller » et de transférer des compétences à la Région wallonne et, pour le territoire bruxellois, à la Commission communautaire française (Cocof). C’est la « réforme de l’Etat francophone interne », quelque chose que les francophones peuvent décider eux-mêmes. Les Flamands n’ont pas leur mot à dire en la matière. Certes, transfert de compétences Le petit tour de magie est la simplicité même. La Communauté française transfère effectivement des compétences, mais pas la totalité de l’argent. Cela laisse une Communauté française avec moins de compétences, mais avec plus d’argent pour les compétences restantes. Depuis lors, la Communauté française n’est plus compétente que pour la culture, l’enseignement, l’aide à la jeunesse, le sport, les établissements de justice et l’usage de la langue. Tout le reste a été transféré. Qu’en est-il de la Communauté française aujourd’hui ? Elle a une dette de 11,6 milliards. En 2018, ce n’était encore que 8 milliards, mais déjà 9,9 milliards en 2020.  « Cette forte augmentation est le résultat des déficits budgétaires récurrents de ces dernières années », juge la Cour des Comptes. Le taux d’endettement s’élève à environ 90%. Le transfert de compétences donnerait donc du souffle à la Communauté française. Et il faudra faire quelque chose. Le ministre du Budget Frédéric Daerden (PS) a déjà déclaré à plusieurs reprises que la situation budgétaire deviendrait intenable à partir de 2030. Venir en aide A l’époque de Dehaene, la Région wallonne a pu venir en aide en reprenant des compétences. Et maintenant? La Région wallonne a une dette consolidée de 34,5 milliards. La Cour des Comptes constate que toutes les recettes annuelles de deux ans sont nécessaires pour effacer la dette (taux d’endettement supérieur à 200%). En 2018, il « suffisait » d’un an et demi. Le Conseil économique, social et environnemental de Wallonie estime que le taux d’endettement sera d’environ 280% en 2030. L’augmentation de la dette est la conséquence de déficits budgétaires récurrents, juge la Cour des Comptes. Le train budgétaire wallon continue donc de foncer dans le brouillard. La Région wallonne ne répond à aucun des deux critères Harmel. Sur le plan budgétaire, la Wallonie est mourante. Il n’est financièrement pas possible pour la Région wallonne de venir au secours de la Communauté française. La boîte à trucs de Dehaene n’offre cette fois aucune solution. La boîte à trucs vide de trois présidents de parti francophones En septembre, on a appris que les présidents du MR, du PS et d’Ecolo avaient inventé une nouvelle boîte à trucs. On va continuer à démanteler la Communauté française. Elle ne restera compétente que pour la culture, l’enseignement, les médias audiovisuels et la recherche. Tout le reste sera transféré : aide à la jeunesse, établissements de justice, accueil de la petite enfance, fonction publique, égalité des chances, santé et formation. On veut transférer ces compétences à la Région wallonne et à la Région de Bruxelles-Capitale (donc pas à la Cocof cette fois). Mais cela n’est pas possible sans un accord avec les Flamands, car la loi spéciale doit être modifiée. Il ne s’agit donc pas d’une «réforme de l’Etat francophone interne», mais d’une véritable réforme de l’État. Cela suppose en outre que la Communauté flamande se débarrasse également de ces compétences au profit de la Région de Bruxelles-Capitale et réduise ainsi drastiquement sa présence à Bruxelles. Les chances que les partis flamands acceptent cette proposition sont bien plus faibles que les chances que quelqu’un gagne au Lotto quatre fois de suite. Faisabilité Est-ce que tout cela est en outre faisable d’un point de vue budgétaire ? Certainement pas pour la Région wallonne. Et certainement p          as non plus pour la Région de Bruxelles-Capitale, qui a une dette de 11,4 milliards. Le taux d’endettement est de 203 % : deux années de revenus sont nécessaires pour effacer la dette. Cette évolution est d’ailleurs exponentielle. En 2018, le taux d’endettement ne s’élevait qu’à 109%, ce qui signifie que les recettes annuelles suffisaient presque pour effacer la dette. « L’aggravation de ces déficits résulte du fait que les dépenses augmentent structurellement plus fort que les recettes. Au cours de la période susmentionnée (2018-’22, ndlr), ces dépenses ont augmenté en moyenne de 6,2% par an, par rapport aux recettes, qui ont augmenté en moyenne de 2,5% par an », juge la Cour des Comptes.  Le train budgétaire fou bruxellois continue, lui aussi, à foncer dans le brouillard. Acheter une réforme de l’Etat avec de l’argentf fédéral ? Ne reste dès lors plus qu’une réforme de l’Etat classique. Tout simplement au niveau fédéral, comme naguère. Cela suppose que l’on obtienne une majorité des deux tiers et une majorité au sein de chaque groupe linguistique. C’est rêver debout. De récents sondages donnent au Vlaams Belang et au PVDA-PTB un total cumulé de 46 sièges. Pour le PVDA-PTB, toute réforme de l’État sera «trop», pour le Vlaams Belang, « trop peu ». Tous les autres partis doivent alors se serrer les coudes pour obtenir la majorité requise de 100 sièges sur 150. Les chances qu’un pêcheur accroche le «monstre du Loch Ness » semblent plus grandes que les chances d’avoir un « rendez-vous avec l’histoire ». « En Belgique, les réformes de l’État ne se réalisent  le plus souvent que sur base du chantage, de l’extorsion et des marchandages politiques », écrit Leo Tindemans dans ses mémoires. Il a déclaré un jour à « Knack » que toute réforme de l’État était un hochepot politique avec une petite idée des socialistes flamands, une du CVP, une du PS… Chantage et extorsion Est-il possible, avec un peu de chantage et d’extorsion, de réunir suffisamment de moyens financiers à l’échelon fédéral pour un septième hochepot? Probablement pas. Parce que ceux qui cherchent des moyens fédéraux trouveront un puits. Il suffit de se référer à un récent communiqué de presse de l’Agence fédérale de la dette : « Fin septembre 2023, la dette de l’État fédéral s’élevait à 512,282 milliards d’euros. La dette fédérale a ainsi augmenté de 18,73 milliards d’euros en septembre. » «Il n’y a plus d’argent», déclarait l’ancien Premier ministre Guy Verhofstadt en 2008. Personne ne sait aujourd’hui où trouver l’argent pour un refinancement. L’argent a effectivement disparu. Et maintenant complètement. Le train budgétaire continue de foncer comme un fou dans un brouillard de plus en plus dense. Reste à savoir quel sera le train budgétaire qui percera le premier le mur du son :  Le wallon, le bruxellois ou le fédéral ? Et oui, le bruit se fera entendre fortement en Flandre…