Alors que certains craignent une explosion des revendications après le projet de reconnaissance d’un statut d’autonomie de l’île, la professeure de droit public rappelle que, par le passé, l’acceptation de la singularité n’a jamais entraîné de surenchère.
Géraldine Chavrier, « Le Monde », 23 mars 2024

Il est d’usage, en France, de jouer à se faire peur en prophétisant la fin de l’unité de l’Etat dès qu’une réforme constitutionnelle ou législative reconnaît la diversité des territoires de la République. L’annonce de l’attribution constitutionnelle d’un statut d’autonomie à la Corse ne fait pas exception à la règle : des voix s’élèvent contre la reconnaissance, par la Constitution, d’une communauté historique, linguistique et culturelle singulière, parce qu’elle ouvrirait la voie à des revendications communautaristes attentatoires à l’unité de la République.
Il y a pourtant bien longtemps que la communauté historique, linguistique et culturelle de la Corse est reconnue par la loi, sans préjudice pour la nation française.
Ainsi, l’article premier de la loi du 2 mars 1982 portant statut particulier de la Corse disposait que « l’organisation de la région de Corse tient compte des spécificités de cette région résultant, notamment, de sa géographie et de son histoire ». L’article 40 organisait, quant à lui, « la sauvegarde et la diffusion de la langue et de la culture corses ». Dans un pays qui voue un culte à la loi au point de contester régulièrement la légitimité du contrôle exercé par le Conseil constitutionnel, il est difficile de prétendre que ces dispositions, qui ont conduit à l’adoption d’un régime juridique totalement dérogatoire au point d’organiser les institutions de la Corse par mimétisme avec celles de l’Etat central (Assemblée de Corse et exécutif de Corse), ne possédaient pas le même potentiel centrifuge que celles qui sont dénoncées.
Il est vrai, cependant, que l’article premier de la loi du 13 mai 1991, en vertu duquel « la République française garantit à la communauté historique et culturelle vivante que constitue le peuple corse, composante du peuple français, les droits à la préservation de son identité culturelle et à la défense de ses intérêts économiques et sociaux spécifiques », a été censuré par le Conseil constitutionnel au motif qu’il portait atteinte à « l’unicité du peuple français ».
Toutefois, tant la décision de la juridiction que les débats entre ses membres sont dépourvus d’ambiguïté : c’est la notion de « peuple corse » qui a été jugée contraire à l’unité, mais pas celle qui est relative à la « communauté historique » , laquelle n’a jamais été remise en cause par la juridiction constitutionnelle. Mieux, les sages ont repris les mots exacts de la loi, qui procédaient à la même reconnaissance juridique que celle que l’on s’apprête à constitutionnaliser, en jugeant que le titre « De l’identité culturelle de la Corse » est conforme à la Constitution.
Si ces déclarations tonitruantes n’ont jamais apaisé les relations avec la Corse, faute de leur avoir donné une traduction juridique opérationnelle, elles n’ont par ailleurs jamais conduit à une surenchère dans les revendications communautaires sur le continent. Pas plus que les notions de « peuples d’outre-mer » puis, en 2003, de « populations d’outre-mer » dans le bloc constitutionnel français n’ont entraîné de surenchère dans les départements et régions d’outre-mer. Il en est de même de la reconnaissance d’un peuple kanak, par l’accord de Nouméa de 1998, de valeur constitutionnelle, qui n’a ni enflammé les autres collectivités d’outre-mer ni même conduit à l’indépendance du territoire concerné…
Corpus jurisprudentiel
L’appel récent du président de la région Bretagne pour que les différentes identités de la France soient respectées ne va pas davantage dans le sens des mauvais oracles : la question de l’identité bretonne est posée de longue date et elle est récurrente. La région n’a pas attendu les progrès des négociations avec la Corse pour travailler sur des propositions de traitement de ses spécificités par l’adoption d’un régime dérogatoire. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle profite – l’Alsace aussi – des annonces gouvernementales pour en faire la promotion. C’est ce que l’on appelle, dans les sciences administratives, un agenda politique. La mise sur agenda de ces questions étant ouverte, il n’y aurait aucun sens à ne pas s’y inscrire à ce moment précis.
S’il n’y a pas de surenchère, doit-on craindre une menace pour l’unité de l’Etat résultant du statut d’autonomie accordé à la Corse ? Tout dépend de ce que l’on entend par unité de l’Etat. S’il s’agit d’une question de juriste pour déterminer si, techniquement, une mesure est conforme au corpus jurisprudentiel relatif à une notion tout aussi juridique qui est celle de l’unité, il faudra attendre le contenu de la loi organique.
S’il s’agit de la question de savoir si nous resterons effectivement un territoire uni dans un vouloir-vivre ensemble apaisé, le congrès des pouvoirs locaux et régionaux, dans une recommandation n° 70 de 1999, y a répondu en affirmant que l’existence d’un tel statut « peut conduire à une intégration supérieure à celle produite par les systèmes unitaires uniformes ou symétriques ; ces régimes d’autonomie territoriale particulière, là où ils existent, demeurent compatibles avec l’unité de l’Etat et, de surcroît, peuvent contribuer au maintien de son intégrité territoriale ». Il ajoutait même que ces statuts institués de manière spécifique pour une partie seulement du territoire permettent d’éviter que l’Etat soit perçu comme une menace pour chaque minorité se trouvant sur son territoire ».
Et si le refus d’accepter nos territoires dans leur singularité constituait finalement le plus grand risque d’explosion de l’unité de la République ?
Géraldine Chavrier est professeure agrégée de droit public, université Paris-I Panthéon-Sorbonne, et ancienne directrice de la préparation à l’ENA