Theo Francken, ancien secrétaire d’Etat à l’Asile, un des hommes forts de la N-VA, revient pour la première fois sur le succès inattendu de son parti aux élections. Il estime que Bart De Wever doit être Premier ministre et qu’il respectera les droits des francophones. 

« Le Soir », Bernard Demonty et Alexandre Noppe, 27 juillet 2024

Theo Francken est dans son élément, ce jeudi matin. Attablé devant une couque suisse et arborant le lion des Flandres sur le revers du veston, il s’apprête à prendre part au groupe de travail sur la migration, en vue de la formation du nouveau gouvernement belge. Il revient pour la première fois et en français sur ces étonnantes élections du 9 juin.

La N-VA est finalement arrivée première. Une surprise ?

Clairement ! Parce que les sondages pendant des mois, sinon des années, donnaient le Vlaams Belang en tête. Et au final c’est nous qui gagnons. C’est magnifique.

Qu’est-ce qui a provoqué ce revirement ?

D’abord, je pense que quand les gens sont interrogés dans les sondages, ils répondent facilement : « Je suis frustré, je suis fâché, je ne crois plus dans la politique, c’est fini, je vais voter Vlaams Belang. » Mais au moment de voter, il y en a beaucoup qui pensent que le Vlaams Belang n’est pas une solution, et qu’il est peut-être préférable que Bart De Wever et son équipe prennent la première position. Ensuite, la campagne a été vraiment décisive, Bart De Wever a fait de bons duels, notamment à la télévision contre Paul Magnette. C’était 10-0 pour Bart. A part crier à la fin de la Belgique, Paul Magnette n’avait pas grand-chose à dire, notamment quand une dame francophone a dit que sur le plan de la migration, elle se sentait plus proche de Bart De Wever que de lui. Bart a prouvé que même après 25 ans de carrière, il reste invincible en duel.

Grâce aussi à la campagne du Vlaams Belang ?

C’est la troisième raison de notre succès. Notre campagne à nous s’est centrée sur le redressement économique, la prospérité. Nous avons rappelé que nous ne délaissions pas les dossiers sécuritaires, tout en faisant campagne sur le dossier socio-économique. C’est notre thème : nous sommes aussi le parti de la classe moyenne en Flandre, on parle de leur voiture, de leur salaire, de leur maison, de choses normales je pense. Parler de la prospérité, du pouvoir d’achat, cela fonctionne très bien. Le Vlaams Belang, de son côté, a très peu existé sur le thème de la migration et Tom Van Grieken s’est montré très léger sur les questions communautaires. Tout le monde en a ri. Sur les LGBTQIA+ aussi, il a voulu remettre en cause des droits considérés comme acquis, y compris par les plus conservateurs. Voilà pourquoi nous avons gagné, je pense.

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Et la Wallonie qui vote à droite, qu’est-ce que ça vous inspire ?

C’est un rêve ! C’est mon rêve qui se réalise.

Pourquoi ?

Parce que les Wallons prennent leur destin dans leurs propres mains, et c’est magnifique. Quelle bonne idée d’essayer cela pour une fois sans le PS. Parce qu’avec le PS, on a vu à quel point c’était difficile. Je ne dis pas que les socialistes sont de mauvaise foi, mais les résultats ne sont pas bons, et maintenant les Wallons peuvent prendre une autre direction, où le travail est mieux considéré, où il est considéré comme quelque chose de normal, quelque chose que tout le monde doit faire. Il y a un espoir en Wallonie, et je le sens tous les jours. A Bruxelles aussi, avec un MR premier parti. C’est encore plus important pour la Flandre parce que c’est notre capitale, et, pour le Brabant flamand, Bruxelles est notre noyau économique.

Compte tenu de cette nouvelle donne, est-ce que la N-VA peut encore dire qu’il y a deux démocraties en Belgique ?

La démocratie ne se fait pas seulement par les voix et le système électoral, mais aussi par la question de savoir si l’on se comprend encore. Combien de francophones parlent encore le néerlandais ou comprennent le néerlandais ? Et combien de néerlandophones parlent français ? Ça diminue. Combien de Flamands lisent Le Soir ? Et combien de francophones lisent Het Laatste Nieuws ? Très peu. C’est aussi cela qui fait une démocratie.

Ce n’est pas plus facile avec une Wallonie à droite ?

Pour moi, oui.

Même avec Les Engagés qui ont des accents plus sociaux ?

Le social n’est pas un problème pour nous. L’écologie non plus.

Et la migration ?

Il y a des points de divergence, c’est sûr. Les sensibilités, chez vous, sont un peu différentes. Mais on doit y travailler, la situation est super grave. Quatre mille personnes dans la rue, 10.000 condamnations faute de places d’accueil. Il y a un grand défi, mais on va y travailler. Si on fait la même analyse de la situation, c’est déjà un grand pas.

Dans la première note de Bart De Wever sur la migration, on dit qu’il est question de « pushbacks » et d’enfermement des demandeurs d’asile à l’étranger. C’est vrai ?

Je ne parle pas du contenu des négociations, je ne voudrais pas les compromettre.

Restons en Wallonie, alors. La N-VA y a lancé des listes. C’est un échec complet.

Ce n’est pas un échec. Le fait que nous avons présenté des listes en Wallonie a aussi ouvert les yeux des Wallons. Cela a sûrement contribué au résultat que l’on a vu côté wallon.

Ce n’était pas un peu caricatural de placer sur des listes à Liège ou dans le Luxembourg des candidats flamands qui n’y avaient jamais mis les pieds ?

Je comprends la question, mais nous avons pris la décision de déposer des listes en Wallonie deux mois avant les élections. Deux ou trois semaines avant la date de dépôt des listes. On nous a dit : « C’est impossible de trouver des gens, vous ne pourrez pas déposer des listes complètes dans toutes les provinces ». Mais on l’a fait. Alors, OK, ils n’habitent pas là où ils se sont présentés mais c’est un début, on commence. En Flandre, je le rappelle, la N-VA a commencé avec 3 % et un siège… Regardez ce que nous sommes devenus. Mais ce n’est pas un échec total, je ne partage pas cette analyse.

Vous parlez de convergences possibles avec le MR et Les Engagés sur le socio-économique, la sécurité, la migration. Il y a quand même un point où les programmes sont très différents, c’est la réforme de l’Etat. Il y a moyen de trouver des points de convergence avec des partis belgicains ?

Il n’y a pas de parti régionaliste en Belgique francophone.

Alors que fait-on ?

S’il n’y a aucun parti régionaliste, cela veut dire que l’on doit parler avec ceux qui ont gagné les élections. Ce sont Les Engagés et le MR. Et Sander Loones, un homme apprécié côté francophone parce qu’il est modéré et intelligent, est chargé de voir ce que l’on peut faire. On va voir. Mais je ne parle pas de contenu.

Parlons de Bruxelles. Est-ce que ça vous inquiète cette espèce de non-formation ?

Le problème à Bruxelles, c’est que c’est difficile du côté flamand et du côté francophone. Je pense que ce sera super difficile de faire un gouvernement avant les élections communales. J’ai l’impression qu’ils vont traîner, qu’ils vont parler, mais qu’ils ne vont pas former.

Il faudrait réformer ce système de formation un peu alambiqué selon vous ?

L’institutionnel, c’est toujours difficile. Les droits des Flamands à Bruxelles doivent être respectés, parce que les droits des francophones sont respectés au niveau fédéral, c’était le deal. On est à 50-50 dans le gouvernement fédéral entre ministres néerlandophones et francophones, et à Bruxelles, on protège les droits des Flamands. S’il y a un changement, on devra quand même respecter les droits de la minorité néerlandophone. Et de la même manière, s’il y a un accord institutionnel sur d’autres dossiers, on va toujours respecter les droits des francophones aussi. Autrement, ce sera la bagarre totale.

Vous dites qu’il n’y aura sans doute pas de gouvernement à Bruxelles avant les communales. Au fédéral, ce sera le cas ?

Je l’espère. Je ne peux pas parler pour les autres, mais je pense que c’est possible, on va essayer. Le 20 septembre, on doit introduire notre budget à la Commission européenne, c’est une deadline assez forte. Le budget, c’est le plus grand défi. Espérons que nous pourrons aller faire campagne pour les communales avec un gouvernement fédéral et un gouvernement flamand. Les Wallons ont été vraiment, vraiment intelligents et ont voté au centre droit, et ils ont fait un gouvernement à la vitesse de la lumière. Si l’on fait ce gouvernement fédéral avec le plus grand parti en Belgique, avec une majorité francophone, avec Bart comme Premier, nous montrerons que nous tenons nos promesses. Le contenu de l’accord sera assez intéressant, et va vraiment répondre à beaucoup de défis, de frustrations, de volontés des Belges. Ça nous aidera aux élections locales. Vraiment, il y a un espoir pour l’instant que peut-être ça va changer un peu en Belgique, dans une bonne direction.

Vous étiez contents du discours du Roi qui parlait d’une « opportunité pour le pays » ?

Je n’ai pas pour tradition d’écouter le Roi le 21 juillet, excusez-moi. Mais j’ai vu que Paul Magnette n’était pas content, donc je suis allé voir ce qu’a dit le Roi, et je ne comprends pas pourquoi il se fâche vis-à-vis du discours. Je pense que la frustration au sein du PS est assez grande. Ils n’étaient pas prêts mentalement à prendre une claque comme ça et la situation est un peu instable au sein du parti pour le moment, ça c’est clair.

Le chant des sirènes de la N-VA

D’apparence, la situation politique en Belgique s’est stabilisée. Mais que les francophones candidats au pouvoir n’oublient pas que le candidat au poste de Premier ministre, Bart De Wever, souhaite une Belgique réduite comme peau de chagrin.

Bernard Demonty, « Le Soir », 27 juillet 2024

Ainsi donc, la Belgique, celle dont on parlait partout dans le monde pour ses crises de 541 jours, serait devenue un modèle de stabilité politique.

Les électrices et électeurs se sont prononcés, au nord et au sud, et ont mis fin au morcellement politique qui nous a tant compliqué la vie. Les Flamands ont voté N-VA plutôt que Vlaams Belang, les Wallons MR et Engagés. Les Bruxellois ont un peu brouillé les cartes en votant pour un peu tout le monde, mais ça va s’arranger, n’est-ce pas ?

Dans son discours du 21 juillet, au lieu de jouer les arbitres d’un Clasico fatiguant entre francophones et flamands, le Roi n’a pu que constater, au grand dam des perdants, les convergences entre les partis, les Régions, une « opportunité à saisir ».

Au fédéral, on cherche à marier cinq partis seulement, et non plus six ou sept. Et en Wallonie, il n’y en a plus que deux, et les gouvernements sont déjà formés.

Dans l’interview qu’il nous accorde, Theo Francken, oui oui, Theo Francken, est tout miel tout sucre, les droits des francophones seront respectés, les traités internationaux aussi, ayez confiance. Il dit aussi qu’il y a toujours deux démocraties, mais un peu moins qu’avant, puisque les Wallons ont voté à droite.

De l’autre côté de Quiévrain, la France, ce modèle de stabilité avec son régime majoritaire tant loué ici quand nous étions dans la mouise, se débat dans une crise institutionnelle qui n’a rien à envier à nos pugilats passés. Chez nous ça va, merci. Partons en vacances, le pays est en de bonnes mains.

Vraiment ? Rappelons quand même, si l’on peut se permettre, quelques fondamentaux.

Bart De Wever, qui brigue le poste de Premier ministre, est le président d’un parti dont les statuts (inchangés) prévoient l’indépendance de la « République de Flandre, Etat membre de l’Union européenne démocratique ». Le « sherpa » du formateur sur les questions communautaires en vue de la formation du gouvernement fédéral, Sander Loones, rappelait ses visées juste avant les élections : un Etat confédéral s’occupant de la Défense, de la grande criminalité et de la liquidation progressive de la dette, et c’est à peu près tout. Avec un Parlement composé de 50 députés régionaux, sans élections fédérales et Bruxelles sous tutelle. Et les premières fuites des notes remises par Bart De Wever à ses « partenaires gouvernementaux » contiennent déjà leur lot de transferts larvés de compétences fédérales vers la Flandre et des mesures, en matière sociale et migratoire notamment, qu’aucun parti francophone n’a jamais défendues.

Espérons que l’image idyllique vendue depuis le 9 juin de partis politiques pacifiés, responsables et soucieux de trouver des compromis astucieux dans l’intérêt de tous les citoyens et citoyennes de ce pays deviendra réalité.

Mais on ne saurait trop conseiller au MR et aux Engagés de pratiquer le doute méthodique. De ne pas laisser l’appétit de pouvoir prendre le pas sur les droits et les valeurs fondamentales des francophones. De garder une capacité à dire non. Et, dans leur volonté « de mettre fin à l’état PS », de garder quand même œil sur l’Etat belge…