Jules Gheude, essayiste politique (1)

Voilà plus de cinq mois que le leader des nationalistes flamands, Bart De Wever, a été désigné par le Roi pour tenter de former une nouvelle coalition fédérale.
Etant donné la volonté de tenir le Vlaams Belang à l’écart des négociations et le choix du PS et de l’Open VLD de rester dans l’opposition, seule une configuration à cinq – MR, Les Engagés, N-VA, CD&V et Vooruit – apparaît possible. La fameuse Arizona.
Mais très vite, les tensions vont surgir entre le président du MR, Georges-Louis Bouchez, et son homologue de Vooruit, Conner Rousseau. Pour ce dernier, il importe de ne pas devenir le dindon de la farce dans un attelage fortement marqué au centre-droit. D’où sa proposition relative à la taxe sur les plus-values, que Georges-Louis Bouchez s’empressera de rejeter. Ce clash amènera Bart De Wever à présenter une première fois sa démission au Roi. Désigné médiateur, le président des Engagés, Maxime Prévot, parviendra à apaiser le climat et à remettre Bart De Wever en selle.
Mais la « super note » socio-économique rédigée par celui-ci n’est pas du goût de Conner Rousseau. Tant qu’elle ne sera pas plus équilibrée, Vooruit ne participera plus aux négociations », déclare-t-il.
Est alors évoquée la possibilité d’une coalition Lagon, dans laquelle Vooruit serait remplacé par l’Open VLD. Si Georges-Louis Bouchez sourit – la famille libérale serait à nouveau réunie ! -, en revanche, Sammy Mahdi, le président du CD&V, s’empresse de fermer la porte, suivi immédiatement pas son homologue des Engagés. Pas question pour les centristes de s’aventurer dans une telle coalition, qui ne disposerait que d’une faible majorité (un siège) à la Chambre et renforcerait le marquage à droite.
Bart De Wever n’aura donc d’autre choix que de présenter une deuxième fois sa démission au Roi, lequel la refusera. Car entre-temps, Vooruit a fait savoir que son refus n’est pas définitif et que, moyennant un aménagement substantiel de la super note, il pourrait revenir à la table des négociations.
Aujourd’hui, Conner Rousseau se dit satisfait des ajustements apportés par Bart De Wever. Mais pas d’emballement : « Les gens comptent sur nous et nous allons faire des efforts. Mais il n’y a pas de garanties. S’il s’avère à la table que la porte qui a été laissée entrouverte est à nouveau claquée, elles s’arrêteront »
Quant à Georges-Louis, dont la présidente de Vooruit, Mélissa Depraetere, ne cesse de répéter qu’il n’est pas fiable, il ne semble pas prêt à se laisser faire : « Dans la fiscalité sur les épaules les plus larges, l’expression que j’entends tout le temps, il y a l’idée d’avoir une fiscalité plus juste, personne n’est contre ça, mais l’enjeu, c’est que la fiscalité ne devienne pas antiéconomique. (…) Vu le rapport de force, c’est logique qu’il y ait des éléments pour Vooruit dans les textes, mais aussi que la tonalité générale d’un accord de gouvernement ne peut pas être de gauche, mais de centre droit. La réalité électorale, c’est que les gens ont voté plus à droite, le signal est celui-là, il faut le respecter. »
Bref, le succès de l’Arizona est loin d’être assuré.
D’autant que le sujet le plus sensible, celui du communautaire, n’a pas encore été abordé.
Car comment imaginer qu’il ne le soit pas de la part d’une N-VA qui a axé sa campagne électorale sur la mise en place d’un système confédéral : « Le confédéralisme est l’objectif premier et essentiel de notre action politique aujourd’hui. Nous refuserons toute refédéralisation des pouvoirs. Nous ne voulons pas non plus d’une nouvelle réforme incomplète de l’Etat, comme les six précédentes, dans lesquelles les Flamands n’ont reçu que des bribes de pouvoir en échange d’un gros paquet d’argent pour la Wallonie et Bruxelles. »
Cette idée de confédéralisme, le parti démocrate- chrétien flamand (CVP, aujourd’hui CD&V) l’avait d’ailleurs déjà lancée au début des années 90 et elle avait même été avalisée par le Parlement flamand en 1999.
Il s’agit en fait de réduire le pouvoir central belge à la portion congrue (il ne conserve que trois ou quatre compétences) et de confier tout le reste aux Etats flamand et wallon, lesquels, pour ce qui concerne les matières liées aux personnes (impôt des personnes, soins de santé, …) assureraient la cogestion de Bruxelles.
Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que, s’il était adopté, le confédéralisme constituerait l’antichambre du séparatisme. Il ne faudrait, en effet, pas longtemps à la Flandre pour considérer le pouvoir central comme totalement superflu… L’article 1er des statuts de la N-VA – l’émergence d’une République flamande au sein de l’Union européenne – trouverait ainsi sa concrétisation
On connaît la ferme opposition des responsables francophones à ce scénario confédéraliste, à tout dépeçage massif de l’Etat.
En fin stratège qu’il est, Bart De Wever sait fort bien qu’il ne dispose pas de la majorité des 2/3 pour imposer une telle réforme confédérale. Mais on ne l’imagine pas non plus troquer le mayorat d’Anvers contre la direction d’une coalition gouvernementale qui ne lui permettrait pas d’engranger de substantielles avancées sur le plan institutionnel.
En témoigne cette note de travail intitulée « Matières administratives, entreprises publiques et institutions fédérales », qu’il a présentée au lendemain des élections communales du 13 octobre et qui reflète parfaitement la volonté des nationalistes flamands de réduire le pouvoir central belge.
De quoi est-il question ?
On sait qu’au fil des réformes de l’Etat, une série de leviers de gestion ont été transférés aux entités fédérées, sans que celles-ci en assurent toutefois le financement. Pour le parti nationaliste flamand, il convient de mettre fin à ce régime afin de responsabiliser financièrement les Régions et Communautés.
Dans un but de rationalisation et d’économies, la N-VA propose également que « La chancellerie, le SPF Mobilité et le SPF Emploi Travail et Concertation sociale soient supprimés en tant que services publics distincts et fusionnés avec les autres SPF. » Et ce pour le 1er janvier 2026.
La N-VA entend également toucher aux établissements scientifiques fédéraux : « Les établissements scientifiques fédéraux situés en Flandre seront transférés à la Région flamande. Ceux situés en Wallonie seront transférés à la Région wallonne. Les autres seront gérés et financés par les deux Communautés dans le cadre d’un accord de coopération. »
Quant aux Institutions culturelles fédérales, elles « seront rendues totalement autonomes et désormais pilotées par les deux Communautés dans le cadre d’un accord de coopération. »
Pour ce qui est de la politique dans le domaine spatial, il est prévu de « créer, en remplacement de Belspo, une nouvelle agence spatiale interfédérale dans laquelle les Régions sont représentées et où la bonne répartition des fonds de l’Agence spatiale européenne est garantie. »
Enfin, pour ce qui concerne le commerce extérieur, « Nous supprimons l’Agence pour le commerce extérieur. Les compétences prévues par l’accord de coopération du 24 mai 2002 seront exercées en alternance annuelle par les trois agences régionales à l’exportation. »
Au vu de tout cela, on ne peut s’empêcher de songer à l’analyse faire par François Perin dans le journal « La Meuse » du 28 avril 1981 : « Cela fait des années que je pressens ce qui va arriver. (…) Après d’éventuelles élections qui n’auront qu’exacerbé le malaise dû à une crise financière et économique insoluble, le malheureux chef de l’Etat se mettre à courir après un gouvernement introuvable : la Belgique peut disparaître par implosion. Qu’est-ce qui empêcherait les Flamands de proclamer leur indépendance et d’affirmer leur nation ? Ils ont créé tous les instruments de leur future légitimité. »
Aujourd’hui, les deux formations indépendantistes flamandes – la N-VA et le Vlaams Belang -détiennent chacune 31 sièges sur les 124 que compte le Parlement flamand. Quand on connaît la radicalité de la démocratie-chrétienne en matière de défense des intérêts flamands, on saisit que, en cas de blocage total des négociations à l’échelon fédéral, la Flandre pourrait aisément larguer les amarres et proclamer unilatéralement son indépendance. Il n’y aurait, à Bruxelles, aucun pouvoir central fort pour s’y opposer et l’Union européenne ne pourrait qu’acter le divorce belge.
Le 13 décembre 2006, la RTBF avait brusquement interrompu ses programmes du soir pour annoncer que la Flandre venait de prendre son indépendance. Certes, il s’agissait d’un documentaire-fiction, mais celui-ci pourrait aujourd’hui devenir réalité.
On se souvient aussi de la crise politique de 2010-2011, la plus longue de l’histoire belge : 541 jours sans gouvernement de plein exercice.
La situation était telle que la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale française avait envoyé deux de ses membres en Belgique pour faire rapport sur les événements. Ce rapport concluait que la division de la Belgique en deux groupes linguistiques de plus en plus cohérents et dissemblables rendait son existence de moins en moins probable…
Ce passage, notamment, est édifiant : « C’est aussi le signe d’une divergence essentielle entre les visions des partis en présence, divergence d’autant plus redoutable qu’elle ne concerne pas le contenu des politiques publiques au sens traditionnel du terme, mais qu’elle touche à la conception même de l’Etat, à la nature des institutions et du pacte primordial qui les fonde. »
Au fil des combats du Mouvement populaire flamand (le Vlaamse Volksbeweging), s’est forcé en Flandre un esprit collectif, qui s’apparente à une conscience nationale.
En 1973, Manu Ruys, l’influent éditorialiste du journal catholique flamand « De Standaard » – dont la Une arborait chaque jour la devise AVV – VVK : alles voor Vlaanderen en Vlaanderen voor Kristus / tout pour la Flandre et la Flandre pour le Christ – avait sous-titré son livre « Les Flamands : « Un peuple en mouvement, une nation en devenir ».
En 2024, cette nation existe bel et bien et elle s’avère totalement incompatible avec le maintien du Royaume. Un royaume que l’ancien Premier ministre belge, le démocrate-chrétien flamand Yves Leterme, avait lui-même qualifié d’« accident de l’histoire »…
En 2030, la Belgique devrait fêter le bicentenaire de sa naissance. Tiendra-t-elle jusque-là ?
(1) Jules Gheude vient de sortir un deuxième roman, « Le Suicidé de Porquerolles », aux Presses du Midi à Toulon. La perspective d’une intégration de la Wallonie à la France y est notamment évoquée.