Jules Gheude

François Perin et Jules Gheude en 2007
La crise que connaît aujourd’hui la Belgique n’est pas de nature politique, mais existentielle. C’est, en effet, la viabilité même du Royaume qui est en jeu.
Un Royaume que la Grande-Bretagne imposa en 1830 pour se prémunir contre la France et auquel Talleyrand, ambassadeur de France à Londres, ne croyait aucunement : « Deux cents protocoles n’en feront jamais une nation ; cette Belgique ne sera jamais un pays. »
Dès le départ, en fait, le ver était dans le fruit.
Comment ce nouvel Etat pouvait-il évoluer sereinement, lorsqu’on lit cette lettre adressée par Charles Rogier à Jean Raikem : « Les premiers principes d’une bonne administration sont basé sur l’emploi exclusif d’une langue et il est évident que la seule langue des Belges doit être le français. Pour arriver à ce résultat, il est nécessaire que toutes les fonctions civiles et militaires soient confiées à des Wallons et Luxembourgeois. De cette manière, les Flamands, privés temporairement des avantages liés à ces emplois, seront contraints d’apprendre le français, et l’on détruira peu à peu l’élément germanique en Belgique. »
C’est précisément pour empêcher un tel génocide linguistique qu’un Mouvement flamand se constitua assez vite. De nature romantico-littérairea u départ, il finira par acquérir une dimension sociale et politique.
La grande majorité des francophones ignore à quel point ce Mouvement populaire flamand a dû lutter pour arracher les premières lois linguistiques – il fallut attendre 1873 pour que les Flamands puissent être jugés dans leur propre langue ! – et faire en sorte que la Flandre se fasse correctement entendre sur l’échiquier politique.
Tout cela laissa des traces durables et contribua à engendrer en Flandre un sentiment profond d’appartenance collective.
A partir des années 1960, le balancier économique se mit à pencher en faveur de la Flandre. Sous l’impulsion du parti démocrate-chrétien flamand – le CVP, l’Etat-CVP -, les fondements unitaires de l’Etat commencèrent à craquer : fixation de la frontière linguistique en 1962, expulsion des Wallons de l’Université de Louvain en 1968.
En échange de l’autonomie culturelle revendiquée au Nord, les Wallons imposèrent la régionalisation économique. La réforme de l’Etat de 1970 consacra tout cela.
Mais si l’autonomie culturelle se concrétisa très vite, il fallut attendre 1980 pour que les Régions flamande et wallonne voient officiellement le jour. Réticente à une Région bruxelloise à part entière, la Flandre fit tout pour en retarder l’émergence.
Les années 1980 furent marquées par la question fouronnaise, la Flandre s’opposant à la nomination de José Happart comme bourgmestre des Fourons. Les responsables francophones finirent par sacrifier l’intéressé fin 1988 en échange de la mise sur pied de la Région bruxelloise.
Au fil d’autres réformes institutionnelles, le fédéralisme fut officiellement inscrit dans la Constitution en 1993. Mais à peine l’encre était-elle sèche que Luc Van den Brande, alors ministre-président flamand CVP, lançait l’idée du confédéralisme, une idée qui fut avalisée par le Parlement flamand en 1999.
On eut ensuite droit au cartel CVP/N-VA. Et à la déclaration du Premier ministre démocrate-chrétien flamand Yves Leterme : « La Belgique est un accident de l’histoire ».
Ce démantèlement progressif de l’Etat belge, François Perin l’avait prévu très tôt. Dans un article publié dans « La Meuse », le 28 avril 1981, il écrivait : « Voilà des années que je pressens ce qui va arriver. (…) Après d’éventuelles élections qui n’auront qu’exacerbé le malaise dû à une crise financière et économique insoluble, le malheureux chef de l’Etat se mettra à courir après un gouvernement introuvable : la Belgique peut disparaître par implosion. Qu’est-ce qui empêcherait les Flamands de proclamer unilatéralement leur indépendance et d’affirmer leur nation ? Ils ont créé tous les instruments de leur future légitimité. »
Et deux ans plus tard, soit 23 ans avant le fameux docu-fiction « Bye bye Belgium » de la RTBF, Perin décrivait longuement, dans l’hebdomadaire « Pourquoi Pas ? », le scénario de cette proclamation d’indépendance de la Flandre.
La crise politique de 2010-2011 – 541 jours sans gouvernement de plein exercice – fut telle que la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale française dépêcha chez nous deux de ses membres pour analyser la situation intérieure du pays. Leu rapport constatait que la division du pays en deux groupes linguistiques de plus en plus cohérents et dissemblables, rendait son existence de moins en moins probable.
Ce sont, nous l’avons dit, les Wallons qui furent demandeurs de la régionalisation économique. Mais depuis l’introduction de celle-ci en 1980, la Wallonie n’est toujours pas parvenue à opérer son redressement et sa situation budgétaire est catastrophique. Pour la Flandre, une telle situation s’explique par une gestion de gauche inappropriée (12 ministres-présidents PS sur 15). D’où la décision de mettre fin aux transferts financiers en provenance de Flandre (quelque 7 milliards d’euros par an).
Les élections du 9 juin deernier ont placé la N-VA sur la première marche du podium politique belge. Une N-VA qui a axé l’essentiel de sa campagne sur le projet confédéraliste : un pourvoir central réduit à la portion congrue, deux Etats – Flandre et Wallonie – cogérant Bruxelles pour ce qui concerne les matières personnalisables. Chaque habitant de Bruxelles devrait en effet choisir entre le paquet flamand (plus avantageux…) et le paquet wallon pour ce qui concerne l’impôt des personnes, les soins de santé… « Nous achèterons Bruxelles », avait déclaré un jour Gaston Geens, alors ministre-président flamand CVP.
Le blocage actuel pour la formation d’un gouvernement bruxellois – le PS refusant la présence de la N-VA du côté flamand – et la difficulté pour le formateur Bart De Wever de mettre sur pied la coalition fédérale Arizona (13 rapports au Roi depuis le 9 juin…) illustrent l’extrême fragilité du Royaume de Belgique et apportent incontestablement de l’eau au moulin confédéraliste
En attendant, les deux partis indépendantistes flamands – la N-VA et le Vlaams Belang – détiennent chacun 31 sièges sur les 124 que compte le Parlement flamand. Et il n’est superflu de rappeler ici les propos tenus par Wouter Beke, alors président du CD&V, en 2007 : « Nous voulons une véritable confédération où chacun pourra agir comme il l’entend. Si les francophones n’acceptent pas de lâcher du lest, nous n’aurons pas d’autre choix que l’indépendance. »
En 2002, Karel De Gucht, président des libéraux flamands, avait, quant à lui, lâché : « La Belgique est condamnée à disparaître à terme, à s’évaporer et, en attendant, elle n’apporte plus aucune valeur ajoutée à la Flandre. »
Bye Bye Belgium. Le documentaire de la RTBF n’est-il pas tout doucement en train de passer de la fiction à la réalité ?
Il est temps, pour les responsables francophones, de songer à préparer l’après-Belgique. Ce que, personnellement, nous avons fait dès 2009 en organisant les Etats généraux de Wallonie à l’Université de Liège.