On trouvera ici l’interview accordée par Pierre-Yves Dermagne, chef de groupe PS à la Chambre, au journal « Le Soir », ce 15 février 2025. Entretien réalisé par David Coppi et Alexandre Noppe.
Chef de groupe PS à la Chambre, après avoir été ministre Vivaldi, Pierre-Yves Dermagne y va : Bart De Wever s’inscrit dans « un temps long, il est historien », mais il est au Seize « pour détruire l’Etat Belgique », l’accord de gouvernement « en témoigne », MR et Engagés sont « complices ». Le socialiste accuse et s’explique.

Passé de ministre dans la Vivaldi à chef de l’opposition socialiste face à l’Arizona, Pierre-Yves Dermagne, discret dans l’exécutif, sort maintenant les griffes.
A la Chambre, lors des débats sur la déclaration gouvernementale, vous-même comme Paul Magnette vous êtes manifestés sur le thème suivant : Bart De Wever est au Seize pour réaliser ses objectifs nationalistes flamands… C’est, au fond, une « accusation » grave.
Car c’est très clair. Il suffit de prendre Bart De Wever au mot, de l’écouter et le lire en néerlandais, comme quand il est dans les médias flamands, où il explique que les mesures socio-économiques de l’Arizona sont avant tout des mesures communautaires. La limitation dans le temps des allocations de chômage, par exemple, est gérable par la Flandre, quasiment au plein-emploi, et vu sa situation budgétaire… Alors que la Wallonie et Bruxelles sont dans une situation où, non seulement les marchés du travail sont tels que l’on ne pourra pas absorber les exclus du chômage, mais, plus largement, elles n’ont pas la capacité financière de faire face pour les CPAS des villes et communes. C’est 1,4 milliard de transferts de charges sur la Wallonie et Bruxelles. Autre exemple, la réforme fiscale : en opérant comme ils l’ont fait sur l’assiette de l’IPP, avec la quotité exemptée d’impôt, l’Arizona impacte directement ce que l’on appelle l’entité 2 en Sécu, les Régions, villes et communes. Même raisonnement. C’est communautaire. Je peux citer bien d’autres exemples convergents.
Cela étant, dire que les ministres flamands font les intérêts de la Flandre, c’est une chose, mais soutenir que le but de l’opération, c’est in fine la destruction de l’Etat Belgique, c’en est une autre. C’est bien là votre thèse…
Oui. Bart De Wever est un historien, il s’inscrit dans le temps long, mais sa stratégie est claire depuis le début, c’est l’article 1 des statuts de la N-VA. Et que va-t-il se passer dans un peu plus de quatre ans ? Le gouvernement Arizona va affaiblir les Wallons et les Bruxellois, qui devront alors venir genoux à terre devant les Flamands pour demander une nouvelle réforme de l’Etat, avec elle des moyens financiers. En plus, toute une série de dispositifs, par exemple dans le domaine de la justice, auront été préparés afin de pouvoir basculer vers les entités fédérées quasiment du jour au lendemain. Tout cela sans la majorité des deux tiers. Le tour est joué.
Un plan terrible dans lequel vous embarquez le MR et Les Engagés, deux partis francophones. Qui n’auraient donc pas compris ce qui se passe ?
MR et Engagés – en campagne, ils parlaient de refédéraliser des compétences ! – sont les complices de la mise en œuvre du plan des nationalistes flamands. Il suffit d’ailleurs de voir la différence dans la répartition des compétences entre néerlandophones et francophones. Bart De Wever a planté les graines de l’indépendance flamande. Il a obtenu qu’on lui crée une cellule institutionnelle au sein de son cabinet ! C’est comme donner les clés de la lutte antidopage à Lance Armstrong… Bart De Wever – je lui tire mon chapeau – a joué à livre ouvert, transparent et cohérent par rapport à son projet.
Dans la population francophone, il ne semble plus vraiment « faire peur », il est apprécié à certains égards.
C’est quelqu’un qui a de la culture, de l’humour… D’où toute l’importance d’avoir de la culture aussi en face – je veux dire, savoir d’où l’on vient historiquement comme partis, comme entités politiques, le contexte – et je me dis que cette culture-là, malheureusement, n’est plus présente au MR et chez Les Engagés… Moi, je m’étonne de ne pas entendre Sophie Wilmès sur ces questions à caractère institutionnel, relatives à l’Etat de droit, la sachant attentive à cela.
Elle n’intervient plus publiquement.
Et c’est dommage. C’est quelqu’un avec qui j’ai beaucoup de divergences sur toute une série de choses, notamment le socio-économique, mais pour qui j’ai de l’estime. De même que pour Louis Michel. Je suis vraiment attristé de voir que ces voix-là aujourd’hui ne portent plus, sont même devenues aphones dans le débat public. Cela m’inquiète profondément par rapport à l’évolution de la démocratie. Quant au MR en tant que tel, j’ai l’impression qu’il est en train de se passer ce qui s’est produit au Parti républicain aux Etats-Unis…
Le MR, comme le Parti républicain américain ?
Oui. Le Parti républicain était un parti de droite assumé mais avec des figures tutélaires par rapport au respect de l’Etat de droit, de la Constitution américaine, et ces gens-là ont disparu avec l’ascension de Donald Trump… Le Parti républicain aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celui des pères fondateurs, je dirais même avec celui des « faucons » de l’ère Bush père et fils. Je vois une forme de similarité avec ce qui est en train de se passer au MR.
Georges-Louis Bouchez dans cette comparaison transatlantique ?
C’est quelqu’un qui n’avait pas de surmoi, qui n’a plus de contre-pouvoirs en interne… Je citerai Montesquieu : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » Là, ces derniers jours, je vois même de sa part une remise en cause du travail de la presse, de manière frontale, quasi vulgaire… Jamais je ne suis intervenu pour critiquer le travail journalistique, jamais.
Alors, face à ce Bart De Wever et à ce Georges-Louis Bouchez tels que vous les décrivez, protagonistes quoi qu’il en soit, quelle opposition mener ?
D’abord, nommer les choses. Il faut pouvoir le dire quand il y a une dérive populiste, limite d’extrême droite à certains moments. Et tendre la main à celles et ceux qui, on le pense, ne sont pas d’accord avec cela – j’ai cité Sophie Wilmès, Louis Michel, je pourrais en citer d’autres. Pour le reste, il faut livrer une opposition ferme, factuelle. En assumant – pour notre part – les compromis réalisés par le passé, c’est la différence entre négocier et capituler, j’ai dit cela à David Clarinval.
Dans les débats de la semaine dernière au Parlement, il y a eu des tirs groupés PTB, Ecolo et PS. Vous voyez une législature de convergences à gauche ?
Nous, c’est nous, et eux, c’est eux. Au-delà d’une communication normale entre représentants de l’opposition, il n’y a pas l’organisation d’un « front de gauche ». Quand je réclame les tableaux budgétaires, je préviens Sofie Merckx au PTB, je préviens aussi Alexia Bertrand à l’Open VLD.
Avec Vooruit, c’est aussi « nous, c’est nous, et eux, c’est eux » ?
Nous avons compris leur choix d’aller à la table après les élections, mais jamais le Parti socialiste n’aurait accepté toute une série de politiques qui figurent dans l’accord. Nous restons des partis frères, certainement pas siamois.
Vous voyez ce gouvernement tenir toute une législature ?
On ne spécule pas sur le fait qu’il va tomber. En tout cas, lors des longs débats à la Chambre, on a vu la tête des élus Engagés, aussi de négociateurs Engagés, quand ils ont compris ce qu’ils avaient accepté… sur l’enfermement des enfants, les visites domiciliaires… Pensez à Vanessa Matz, son engagement ! Yves Coppieters, ministre en Wallonie, interrogé au parlement sur la réduction des moyens d’Unia – le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme – a montré sa stupeur, répété qu’ils n’avaient pas fait campagne là-dessus… Le maillon faible de ce gouvernement, ce sont Les Engagés. Il y a un canyon entre leurs promesses électorales et ce qu’ils ont été amener à accepter pour assurer l’avenir professionnel de Maxime Prévot.
Une question encore : vous devez vous faire entendre comme chef de groupe, alors que vous n’avez pas toujours été le ministre le plus en verve de la Vivaldi…
J’assume pleinement le bilan comme ministre de l’Economie et du Travail : l’augmentation de la pension minimum, l’augmentation du salaire minimum, qui n’était même pas prévu dans l’accord de gouvernement Vivaldi, deux accords sociaux interprofessionnels, un meilleur statut pour les artistes, la stabilisation sociale pour les travailleurs de l’économie de plateforme, un cadre pour les travailleurs et travailleuses du sexe… Sans parler des bilans de Karine Lalieux ou de Ludivine Dedonder. Croyez-moi, pour ma part, il valait mieux agir discrètement plutôt que de sortir publiquement sur les plateaux télé, à tous les coups on se heurtait au réflexe pavlovien du MR qui bloquait tout ce qui venait des socialistes. Puis, en « macro », notre bilan socio-économique, on a beaucoup entendu « PS, le parti de la sieste », « que fait Dermagne de ses journées ? », mais avec l’Espagne, les paramètres économiques les meilleurs en Europe, laissés en héritage, sont ceux de la Belgique. Je suis fier du boulot accompli.