Jules Gheude

En 1984, le journaliste Claude de Groulart fait paraître « De Gaulle : ‘Vous avez dit Belgique?’ » aux Editions Pierre-Marcel Favre. Il y est question, notamment, d’un entretien que le professeur Robert Liénard de l’Université de Louvain eut avec le président Charles de Gaulle. Ce que dit ce dernier au sujet de la Wallonie est édifiant :

(…) je partage toutes vos inquiétudes quant à son avenir. Cette région est une des plus vieilles d’Europe. L’âge moyen de ses habitants est élevé. Le gouvernement belge n’a voulu pratiquer aucune politique démographique (je me souviens de l’intervention de Sauvy), lorsque cette politique était encore possible. Dans les vingt ans qui viennent, le déséquilibre entre les représentants flamands et wallons sera bien plus grave encore qu’aujourd’hui. La situation économique va décliner rapidement à la première secousse de la sidérurgie. Les charbonnages : c’est déjà fini. Seule une intervention énergique de l’Etat peut encore redresser cette situation. Mais l’Etat belge n’en aura ni l’intention, ni la volonté. C’est votre drame d’appartenir à un Etat qui assistera impassible à votre déclin. C’est une manière de faire place à d’autres. C’est une tradition historique germanique d’occuper les territoires en friche.

Que peut la France ? Toute intervention de sa part, si modeste soit-elle, serait immédiatement soulignée, amplifiée surtout, par les notables francophones de votre pays qui ne manqueraient pas d’invoquer l’impérialisme français, notre volonté hégémonique et tout le reste ! Nous soulèverions des tempêtes à l’intérieur du Marché commun auprès duquel les autorités belges se donneraient une image d’agressés ou même de martyrs. Déjà maintenant ils ne s’en privent pas ! La France ne peut donc courir ce risque. Nos relations avec nos voisins sont bonnes. Nous ne pouvons pas les compromettre. Je regrette de devoir vous le dire : « Chaque peuple ne peut se redresser que par lui-même. » Tâchez de vous trouver des chefs jeunes qui diront la vérité au peuple et qui mobiliseront ce qui en reste.

Bien entendu, si un jour, une autorité politique représentative de la Wallonie s’adressait officiellement à la France, ce jour-là, de grand cœur cœur, nous répondrions favorablement à une demande qui aurait toutes les apparences de la légitimité. Avant, c’est impossible. J’ai pourtant la conviction que seule leur prise en charge par un pays comme la France peut assurer l’avenir à vos trois à quatre millions de Wallons. (…)

La politique traditionnelle de la France a toujours tendu à rassembler dans son sein les Français de l’extérieur. La Wallonie a été exclue de ce rassemblement par un accident de l’histoire. Elle a pourtant toujours vécu en symbiose avec nous, et ce depuis Alésia jusqu’au 18 juin 40 en se rangeant rapidement dans notre camp. C’est un drame pour le peuple wallon, dont le passé est si remarquable, de dépendre aujourd’hui d’un autre peuple qui ne fera rien que l’étouffer en attendant de l’absorber un jour. Mais permettez à quelqu’un qui en a l’expérience dans des circonstances dramatiques : rien n’est jamais définitivement perdu dans la vie des peuples si ses dirigeants ne s’abandonnent pas au faux fatalisme de l’histoire.

D’aucuns s’empresseront de souligner la crise politique que traverse en ce moment la France.

En fait, il s’agit d’une crise de régime, comme ce pays en a connu bien d’autres. Mais, à l’inverse de la Belgique, la France n’est nullement menacée de disparaître.

La crise politique que nous avons connue en 2010-2011 (541 jours sans gouvernement de plein exercice) était telle que la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale française avait jugé utile de dépêcher chez nous deux de ses membres pour faire rapport sur la situation intérieure belge. Leur constat était sans appel : la division de la Belgique en deux groupes linguistiques de plus en plus cohérents et dissemblables rendait son existence de moins en moins probable.

Le démantèlement de la Belgique est inéluctable en raison de l’émergence de la Flandre en tant que nation. Il ne s’agit pas chez nous d’une crise de régime, mais bien d’une crise existentielle.

Le drame de la Wallonie, c’est de ne pas avoir connu, depuis la mise en place de la régionalisation en 1980, ces « chefs jeunes qui diront la vérité au peuple et qui mobiliseront ce qui en reste ». Majoritairement aux commandes de la Wallonie (12 ministres-présidents sur 15 !), le PS a voulu en faire « sa chose ». On constate aujourd’hui le résultat catastrophique.

Si, en raison d’un largage des amarres belges par la Flandre, la Wallonie devait être livrée à elle-même, elle sombrerait bien vite. Pour reprendre la formule de l’économiste Jules Gazon de l’Université de Liège : Les sacrifices à consentir seraient d’une telle ampleur qu’il en résulterait un climat insurrectionnel.

Quant à François Perin, il écrivait en 1983 : La seule réalité à laquelle les Wallons pourraient facilement s’assimiler après que la nationalité belge leur eût claqué dans la main, est la nationalité française (…). Encore faudrait-il nettoyer seuls nos écuries auparavant, car la France n’est pas demanderesse et n’a aucune envie de prendre des fous en charge. Les Wallons sont en face d’un drame avec lequel ils ne pourront louvoyer : ils devront apprendre durement la leçon des réalités. Ils pourront toujours faire la grève contre eux-mêmes, comme le serpent se mord la queue.