Jules Gheude

Dans son message du 1er mai, Paul Magnette, le président du PS, a fait allusion à la grève générale de l’hiver 1960-1961, déclenchée par les mesures sociales du gouvernement Gaston Eyskens III (catholique-libéral).
Déposé à la Chambre le 4 novembre 1960, le projet dit « de loi unique » visait – c’est le seul motif invoqué – à faire face aux dépenses provoquées par les événements africains. En fait, la crise financière était surtout due à dix ans d’imprévoyance et de stagnation.
Les mesures prévoyaient une augmentation d’impôts, des économies portant notamment sur la sécurité sociale et les allocations de chômage, et des modifications – au régime des pensions, par exemple – dans la fonction publique.
Dès le 9 décembre 1960, André Renard, le leader socialiste liégeois de la FGTB, montait au créneau. « Dans toute la Wallonie, vous allez assister à une énorme réaction ouvrière le 14 décembre », écrivait-il dans le journal « La Wallonie ».
De fait, un arrêt de travail d’une demi-journée paralysa les points stratégiques de la région.
Mais André Renard ne tarda pas à déchanter. Deux jours plus tard, sa motion visant à déclencher une grève générale de durée illimitée était rejetée à la quasi-unanimité des voix (496.487 contre 475.823 et 53.112 abstentions) au conseil national élargi de la FGTB. A la vérité, le drame syndical belge venait de commencer, car on enregistrait une nette cassure entre les régionales flamandes et wallonnes.
C’est pourtant à Anvers que le déclic s’opéra le 20 décembre, avec une action spontanée des ouvriers communaux.
Mais au bout de quelques jours, force fut de constater que le mouvement restait essentiellement localisé en Wallonie. C’est alors qu’André Renard entreprit de l’orienter vers la problématique wallonne. Au retrait du projet de loi unique vint ainsi s’ajouter la profession de foi fédéraliste.
Ce fut ensuite l’escalade, le combat sans merci. Le 6 janvier 1961, à Liège, devenue le théâtre d’émeutes d’une violence inouïe (saccage de la gare des Guillemins et de la Grand-Poste), André Renard durcit le ton, n’excluant pas l’abandon de l’outil « soit dans les prochains jours, peut-être dans les heures qui viennent ».
Tout cela ne fut pas sans inquiéter les « camarades » flamands ». Ceux-ci, en effet, craignaient qu’une action sauvage ne débouchât sur une réforme de l’Etat de type fédéral dont ils sortiraient immanquablement minorisés en Flandre. Aussi, aux actes incontrôlés, Achille Van Acker, le président du PSB-BSP préférera-t-il la voie de la négociation, qu’il proposera d’ailleurs au Premier ministre Eyskens, le 11 janvier, à la Chambre.
Alors qu’il projetait d’ouvrir un « second front politique », André Renard connut, une fois de plus, la désillusion. Le 13 janvier 1961, le projet de loi unique fut en effet adopté à la Chambre, ôtant ainsi aux grévistes tout espoir de voir leurs revendications satisfaites. Le comité de coordinations des régionales wallonnes de la FGTB n’eut d’autre choix que de suspendre le mouvement.
On aurait pu s’attendre, avec le retour du parti socialiste au pouvoir le 25 avril 1961 (en coalition avec le PSC-CVP sous la houlette de Théo Lefèvre), qu’un changement radical allait s’opérer. Il n’en sera rien. Et André Renard déclarera : « Les gens commencent à se demander si cela valait bien la peine de consentir tant de sacrifices pour démanteler la loi unique. A quoi assistent-ils, en effet, aujourd’hui ? A une application à la sauvette de cette même loi unique. Le PSB est englué dans le pouvoir et il lui sera malaisé de se tirer à son avantage de ce guêpier. »
Ainsi, la grande grève de l’hiver 1960-1961 n’aura finalement servi qu’à creuser davantage le fossé Nord-Sud. La facture sera lourde pour une Wallonie qui s’enfonce dans la débâcle économique.
La situation qui se présente à l’aube des années 60, le journaliste Charles-Etienne Dayez la décrit parfaitement :
« La Belgique, en dix ans, a changé de visage. Les industries wallonnes, les charbonnages ont dépéri et fermé leurs portes sans qu’il y ait de reconversion valable. Le chômage s’accroît, la natalité baisse, l’angoisse et l’inquiétude guettent. La Flandre, par contre, s’épanouit. Agricole par tradition, elle devient industrielle en l’espace de cinq ans. La perspective du Marché commun à partir de 1956, sa réalisation après 1958, transforment les données de l’économie. Américains et Anglais se préparent à l’Europe des Six. Ils s’y implantent et trouvent les conditions les plus favorables en Flandre : une main d’œuvre assez abondante et qui apprend assez vite l’anglais, des paysages encore vierges, la proximité des plages de la mer du Nord d’un accès facile par l’autoroute Bruxelles-Ostende, les installations du port d’Anvers. Quand le gouvernement propose, trop timidement il est vrai, des sites wallons aux investisseurs, il essuie des refus catégoriques. Les Américains ne se sentent pas attirés par les terrils, les villes noires, les usines désaffectées. Ils veulent du neuf et qu’importe le prix ! » (« La Belgique est-elle morte ? », Arthème Fayard, 1969).
Aujourd’hui, Paul Magnette crie haro sur la « loi inique » de la coalition Arizona. Face à une Flandre prospère, la Wallonie n’est pas parvenue, en 45 ans de régionalisation (dont la majorité avec une ministre-présidence socialiste !) à opérer son redressement économique. Est-ce bien le moment de rappeler la grève générale de l’hiver 1960-1961 ?
« Le plus grand problème de la Wallonie, ce sont les grèves », déclarait Philippe Suinen, le patron (socialiste !) de l’Agence wallonne à l’Exportation (Awex), en 2016 à « La Libre ».
L’étiquette de la gréviculture continue de nous coller à la peau. Une étude du Crisp révèle qu’en 2017, les Wallons ont totalisé 110 jours de grève contre 39 seulement pour les Flamands.