Jules Gheude, essayiste politique (1)

C’est avec grand intérêt que j’ai pris connaissance de la carte blanche de Frédéric Amez, Vice-président de B Plus, publiée sur « Le Vif », ce 27 juillet (https://www.levif.be/actualite/belgique/fin-imminente-de-la-belgique-le-reve-et-la-realite-carte-blanche/article-opinion-1314123.html)

Selon M. Awez, la crise que traverse actuellement la Belgique n’a rien d’inédit et il est excessif d’en tirer argument pour convaincre l’opinion publique wallonne qu’il ne sert à rien de compter sur l’avenir de la Belgique.

Je ne souhaite pas refaire ici l’historique du Royaume de Belgique. Je rappellerai tout simplement qu’il naquit en 1830 de la volonté des grandes puissances européennes de l’époque, l’Angleterre notamment, pour faire barrage à la France. Les populations concernées n’eurent pas voix au chapitre. Le Congrès national belge fut le fruit d’un vote d’à peine 2% de la population. Quant au choix du souverain, il nous fut imposé par Londres.

Dès les premières années d’existence du pays, un Mouvement populaire flamand vit le jour, afin de s’insurger contre le sort fait à la langue et à la culture flamandes. De nature romantico-littéraire à ses débuts, il ne tarda pas a acquérir une dimension sociale et politique.

Au terme d’un combat de nombreuses décennies, les premières lois linguistiques furent acquises et la Flandre finit par obtenir ses lettres de noblesse sur l’échiquier politique belge.

Tout cela laissa des traces durables, comme on put le constater lors des deux conflits mondiaux du 20e siècle. Il en résulta, en tout cas, au Nord du pays, un sentiment collectif et puissant d’appartenance, transcendant les clivages politiques, et qui finira par déboucher sur le concept de Nation.

Sous sa forme unitaire, le Royaume de Belgique ne parvint pas à souder les Communautés belges de façon harmonieuse. La question royale et la guerre scolaire virent s’entre-déchirer le Nord et le Sud.  La fixation de la frontière linguistique, en 1962, afficha clairement la dualité du pays. Quant au « Walen buiten de Louvain, en 1968, il entraîna la scission du parti social-chrétien en deux ailes linguistiques (les libéraux et les socialistes suivront le mouvement, respectivement en 1972 et 1979).

Après de longues années de palabres, la Constitution belge finit par intégrer une Belgique fédérale, composée des Régions et des Communautés.

Mais dès cette époque, le ministre-président flamand Luc Van den Brande, lança l’idée d’un confédéralisme à deux Etats, Flandre et Wallonie, avec cogestion de Bruxelles. Cela fut repris dans les cinq résolutions votées par le Parlement flamand en 1999. Cela est aujourd’hui au cœur du débat politique.

Echec de la Belgique fédérale, après celui de la Belgique unitaire…

C’est ce que M. Amez résume par cette phrase : Force est de constater que, de crise en crise, la Belgique malmenée, réformée, rafistolée d’une manière pas toujours très heureuse, est toujours là.

Certes, elle est toujours là. Mais, depuis décembre 2018, elle ne parvient pas à se trouver un gouvernement de plein exercice pour la gérer.

Contrairement à ce que pense M. Amez, la crise actuelle n’est pas politique. Elle est bien existentielle, dans la mesure où l’existence d’une Nation flamande s’avère inconciliable avec le maintien du royaume.

M. Amez se plaît à rappeler que seule une minorité de Flamands souhaitent la scission de la Belgique. Il cite le chiffre de 16%. Il doit cependant savoir que les électeurs sont censés voter en connaissance de cause. Selon les derniers sondages, plus de 47%  se prononcent en faveur de la N-VA et du Vlaams Belang, formations ouvertement indépendantistes. Le jour où leurs élus constitueront la majorité absolue au sein du Parlement flamand, ils auront toute légitimité démocratique pour proclamer unilatéralement l’indépendance de la Flandre. Il sera alors trop tard, pour certains électeurs, de s’indigner en disant : « Ce n’est pas pour ce que nous voulions ! ».

M. Amez dénie au Parlement flamand cette légitimité démocratique et cite le cas de la Catalogne. Mais les deux situations ne sont en rien comparables.

La Catalogne ne représente que 1/15e du territoire espagnol. En partant, elle ne met pas fin à l’Espagne ni au pouvoir en place à Madrid, qui peut évidemment s’opposer à sa reconnaissance.

Si la Flandre largue les amarres, c’est la déstabilisation complète de la Belgique et… l’absence de tout pouvoir à Bruxelles pour réagir. L’Union européenne ne pourrait qu’acter la chose.

M. Amez souligne qu’une telle décision serait si manifestement inconstitutionnelle que l’assemblée se mettrait irrévocablement hors-la-loi, préférant la révolution à l’Etat de droit. Mais qu’est-ce qu’un Etat qui ne parvient plus à constituer un gouvernement, si ce n’est un Etat qui n’existe plus ?

Je remercie M. Amez de citer François Perin. Avec la lucidité et la clairvoyance qui le caractérisaient, celui-ci avait annoncé, dès 1981, l’évolution actuelle : A un moment donné, le malheureux chef de l’Etat se mettra à courir après un gouvernement introuvable. La Belgique peut disparaître par implosion. Qu’est-ce qui empêcherait les Flamands de proclamer unilatéralement leur indépendance et d’affirmer leur nation ? Ils ont créé tous les instruments de leur future légitimité.

Ne sommes-nous pas arrivés à stade ?

Lors de la crise de 2010-2011, la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale française avait jugé la situation belge suffisamment inquiétante pour dépêcher deux de ses membres à Bruxelles. Dans leur rapport, ceux-ci constatèrent que la division de la Belgique en deux groupes linguistiques de plus en plus cohérents et dissemblables rendait son existence de moins en moins probable.

B Plus n’est-elle pas dans le rêve en  plaidant pour une Belgique rénovée, fédérale et solidaire. Pour M. Amez, cela peut passer notamment par une refédéralisation de certaines compétences, notamment en matière de soins de santé. Mais les ténors du CD&V et de la N-VA ont déjà clairement fait savoir qu’il ne pouvait être question de remettre le dentifrice dans le tube. On connaît la formule : ce que la Flandre fait elle-même, elle le fait mieux.

Quant à une réforme qui consisterait à bâtir la Belgique sur quatre régions, elle s’avère chimérique quand on connaît l’aversion que la Flandre a toujours eue pour Bruxelles, région à part entière.

Je n’ai jamais tenu de discours hostile à l’égard de la Flandre. Au contraire, je me suis toujours efforcé de comprendre sa sensibilité profonde. Voilà plus de quarante ans que je lis quotidiennement la presse flamande et je suis régulièrement invité à donner des conférences (je le fais en néerlandais !) au Nord du pays. J’y suis toujours accueilli avec cordialité et respect. 

En ce qui concerne le sujet réunioniste, il ne s’agit nullement d’une obsession dans mon chef. Mon souci est de réfléchir au meilleur scénario post-belge pour la Wallonie, le jour où nous serons confrontés à l’inéluctable.

Au terme d’études approfondies, qui ont été publiées et que l’on peut consulter sur la toile, seule l’option d’une intégration de la Wallonie à la France, avec un statut particulier, paraît de nature à garantir un avenir pérenne à la population wallonne.

M. Amez brocarde ce scénario. La Wallonie n’a aucun lien historique avec la République française, affirme-t-il. Et de parler de l’une ou l’autre spéculation sur la possibilité pour le droit constitutionnel français d’accueillir la Wallonie au sein de la République française tout en lui accordant une autonomie relative.

Je laisserai à l’historien namurois Félix Rousseau le soin de répondre au premier point : Dès le XIIIe siècle, c’est le français qui est adopté partout comme langue littéraire. Voilà le fait capital de l’histoire intellectuelle de la Wallonie. Sans aucune contrainte, de leur pleine volonté, les Wallons sont entrés dans l’orbite de Paris et, depuis sept siècles, avec une fidélité qui ne s’est jamais démentie, n’ont cessé de participer à la culture française.

 Notons au passage que M. Amez plaide pour un investissement dans l’apprentissage du néerlandais afin d’apprendre aux jeunes Wallons à connaître et apprécier comme il se doit leurs compatriotes du Nord. Apprendre le néerlandais, donc, pour « rester » avec la Flandre. Mais le fait que le français soit notre mode d’expression et de pensée depuis le XIIIe siècle ne nous « lie » en rien à la France…

Pour ce qui est du scénario « intégration-autonomie », je tiens à fournir à M. Amez les éléments suivants.

Ce scénario fut présenté par Jacques Lenain, haut fonctionnaire français aujourd’hui retraité, lors des Etats généraux de Wallonie qui se sont tenus à Liège, le 9 mai 2009.

Pour l’intéressé, il s’agit de concilier une intégration étatique à la France avec une forte autonomie au sein de celle-ci, tout en garantissant, par l’exercice de la solidarité financière nationale, l’équivalence des services publics et des systèmes sociaux. Entité régionale maintenue, la Wallonie conserverait ainsi ses organes d’auto-administration actuels. Ses compétences seraient maintenues et même élargies à celles exercées actuellement par la Communauté française, qui aurait de facto cessé d’exister. Quant au droit ex-fédéral belge, conservé, sauf exceptions, il se trouverait placé sous la responsabilité du législateur français.

Certes, il faudrait bien rendre des comptes à l’État central français, qui s’arroge en particulier le pilotage et le contrôle des dépenses sociales et qui veille à un traitement équitable des populations tant en matière de prestations reçues que d’impôts et cotisations prélevés. On peut donc présager que l’État français poserait comme préalable à l’effort pérenne de solidarité nationale l’engagement des responsables wallons sur des réformes susceptibles d’aboutir à une diminution progressive ou, à tout le moins, à une stabilisation des concours financiers en cause. Pour autant, cette exigence légitime de rigueur, qui devrait satisfaire les Wallons qui attendent plus d’efficacité de la part de leurs institutions, ne remettrait jamais en cause l’existence même des services publics et des prises en charge sociales en Wallonie, ainsi que leur équivalence avec les services et prestations assurés sur le reste du territoire français. Loin de perdre leurs acquis, représentatifs de ce qu’ils sont et résultat de leur histoire et de leurs luttes, les Wallons pourraient donc les conserver et mieux les faire fructifier au sein de l’État français.

Comment, pratiquement, les choses pourraient-elles se concrétiser ?

Lorsqu’il sera devenu pour tout le monde évident que les carottes belges sont cuites, les autorités wallonnes – après avoir écarté les options jugées irréalistes et financièrement non viables – négocieront avec Paris un cadre d’intégration, basé sur une grande autonomie. Une fois que les parties concernées se seront mises d’accord sur un projet, celui-ci sera soumis à un référendum, tant en France qu’en Wallonie. Rien ne sera donc imposé.

Une fois que les populations auront accepté cette « intégration-autonomie », c’est à la France qu’il reviendra de négocier avec la Flandre les modalités pratiques de la partition.

Aujourd’hui, la Wallonie coûte chaque année quelque 7 milliards d’euros à la Flandre. Mais le maintien du cadre belge est aussi fondé sur l’extinction progressive de ces transferts, alors que le cadre français garantira toujours aux Wallons le maintien, à parité égale, des services publics et des prestations sociales avec ceux de la République.

Certes, explique Jacques Lenain, il y aura un impact financier, mais pas de quoi inquiéter Bercy : cela coûtera moins cher que la suppression de la taxe d’habitation.

Pour ce qui est de la reprise de la part wallonne de la dette belge, Jules Gazon, professeur émérite d’Economie à l’Université de Liège, précise : Le PIB de la France « augmentée » de la Wallonie serait égal à 24 fois le PIB wallon. L’amplitude des effets en termes de déficit public et de dette publique par rapport au PIB serait divisée par 24. Elle serait marginale.

Jacques Lenain a soumis son projet au constitutionnaliste français Didier Maus, qui en a confirmé la faisabilité (http://www.belgique-francaise.fr/notes-complementaires/wallonie-francaise—cadre-constitutionnel—entretien-avec-didier-maus-constitutionnaliste-francais) : Il serait parfaitement possible de créer un titre spécial “De la Wallonie” qui contiendrait une mini-Constitution sur mesure pour cette région. Il en découle que, sur le fondement de cette mini-Constitution, il serait parfaitement réalisable de conserver en l’état, au moins pour l’essentiel, et pour une durée à déterminer le droit belge du travail, celui de la sécurité sociale, et certains droits « connexes », des pans du droit fiscal, le droit des affaires, du commerce, etc. La région wallonne, et aussi la région bruxelloise si la question était posée, conserveraient les compétences qui sont aujourd’hui les leurs, y compris le système éducatif, avec l’enseignement supérieur. Ce ne serait pas une difficulté de faire de la sorte puisqu’il en est déjà ainsi, même si c’est avec moins d’ampleur, dans certains territoires français, qui, selon les cas, disposent d’une sécurité sociale propre (Polynésie, Calédonie…), d’un droit du travail propre (même s’il est largement copié sur celui de la métropole), de nombre de dispositifs fiscaux particuliers, et d’autres régimes spéciaux dans divers domaines (en Corse comme en Outre- mer).

M. Amez parle encore de la scission présentée comme subie. Que fait un couple quand il ne parvient plus à s’entendre ? Il se sépare. Soit d’un commun accord, comme la Tchéquie et la Slovaquie l’ont fait, soit de la volonté d’un seul conjoint. Si le blocage belge persiste, soit le partenaire flamand, après l’avoir constaté, en tire seul les conséquences et décide de suivre son propre destin, soit les Flamands et francophones se mettent ensemble autour de la table pour acter la séparation et en discuter sereinement les modalités pratiques.

Dans la préface à mon livre « L’incurable mal belge sous le scalpel de François Perin » (Editions Mols, 2007), feu Xavier Mabille, président du CRISP, a toutefois tenu à rappeler ce principe essentiel : La Flandre – ou du moins une majorité parmi les personnes et les institutions qui en assurent l’expression politique – pourrait décider de son autodétermination. Elle ne déciderait pas pour autant du même coup du destin de la Wallonie ni de celui de Bruxelles.

(1) Dernier livre paru : « La Wallonie, demain – La solution de survie à l’incurable mal belge », Editions Mols, 2019.